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    Quand les milliardaires régatent aux Caraïbes

    Olivier Peretié <time>Publié le 16-05-2014 à 20h09     </time>lien

     

    Pier Luigi, chef d’une grande maison milanaise, a plus d’une passion dans la vie. Celle-ci nous immerge aux Caraïbes, pour courir une épreuve qu’il a contribué à créer : La Loro Piana Caribbean Superyacht Regatta.

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    A la barre du Rainbow, Pier Luigi Loro Piana, régatant, fin mars, au large des îles Vierges. Carlo Borlenghi
    A la barre du Rainbow, Pier Luigi Loro Piana, régatant, fin mars, au large des îles Vierges. Carlo Borlenghi
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    Indifférents, ils attendent. Leurs gueules baveuses émergent à peine de l’émeraude en fusion. La houle atlantique explose sur leurs dents d’argent. Ils sont là impassibles, immobiles, immuables sous le soleil des Caraïbes. Une escadre de géants ailés se rue sur eux. Ces cathédrales de toile plient sous la puissance de l’alizé. Les récifs des îles Vierges patientent, prêts à les broyer. Debout comme un Nelson au-dessus d’un pont à moitié submergé, pareil à un insecte sous le mur de toile, cramponné à la barre d’un de ces zeppelins inexorables, un petit homme rond exulte.

    Il tient à deux mains une roue de titane gainée de cuir blond et entre ses bras le sort d’une armée en bleu marine et blanc chargée de manœuvrer son interminable javelot d’aluminium et d’acajou. Il maîtrise de ses dix doigts un monstre de 40 mètres et 176 tonnes gité à mort, écrasé sous la puissance des 1.000 mètres carrés d’une toile assez sophistiquée pour aller dans l’espace. Son œil brille comme celui d’un enfant. Dans moins d’une minute, s’il rate son virement de bord, sa machine lancée tel un poids lourd privé de freins se fracassera contre les rochers de Virgin Gorda, la plus belle des îles Vierges britanniques. Mais lui, il irradie de bonheur sous le masque faussement serein du yachtman modèle.

    "Pigi, tacking in ten, nine, eight, seven…" Le géant, maigre comme un clou, qui se tient à son côté murmure dans le micro de son intercom. Il lance à mi-voix des ordres aux vingt gabiers assis en rang d’oignons au bord du précipice, les pieds dans le vide. Nul pavois, bastingage ou garde-corps sur le pont lisse comme la main de ce monstre marin. Chacun se tient en équilibre du côté de la coque exposé au vent. L’autre côté est sous l’eau. Une légère grimace de concentration plisse un instant la petite moustache de Pigi, surnom de Pier Luigi Loro Piana, le seul homme debout de cet équipage, le maître qui dompte la gouverne de son animal marin, mi poisson, mi oiseau. Il n’est peut-être jamais plus heureux qu’en ces moments de tension extrême. A 50 mètres en arrière, un joli sloop de 30 mètres ose tutoyer les récifs d’encore plus près. Et sur sa hanche bâbord, un énorme ketch couvert d’une muraille de toile semble attendre que ses deux rivaux s’en aillent s’ouvrir en deux sur les brisants pour entamer à son tour sa manœuvre de virement de bord.

    Pigi tient la barre de Rainbow. Cet immense fuseau est la réplique fidèle du voilier vainqueur de l’America’s Cup 1934, aux mains du magnat américain Harold "Mike" Vanderbilt. Il y a quatre-vingts ans, ce Classe J incarnait la performance ultime à la voile. Pigi a décidé de louer ce seigneur surgi du passé pour courir une épreuve qu’il a contribué à créer et que sa maison parraine pour la troisième fois. La Loro Piana Caribbean Superyacht Regatta & Rendez-Vous réunit une escadre unique au monde d’une vingtaine de géants à voile longs comme des porte-avions.

    Ces merveilles de luxe, de style et de haute technologie appartiennent à des gens aussi discrets que fortunés. Ils attirent les rock stars de la voile mondiale, des types médaillés comme des maréchaux et épais comme des tanks. Tous sont heureux de se retrouver au paradis des îles Vierges pour pousser dans leurs retranchements des sculptures de carbone aux intérieurs richement agencés, des monuments assez grands pour toucher les nuages et rétrécir le ciel. A la barre, leurs propriétaires adorent ces jeux d’extase et de frisson. Capitaines d’industrie, financiers ou héritiers, ils tournent autour de l’hiver comme les gens ordinaires autour des ronds-points. Début juin, ils se retrouveront dans les eaux cristallines de la côte sarde pour un nouveau rendez-vous Loro Piana.

    "Nous avons voulu ressusciter l’esprit des courses de yacht club, expliquera plus tard Pidji. Nos régates ne sont pas faites pour les pures machines de professionnels. Elles sont réservées aux grands voiliers taillés pour des croisières autour du monde. Leurs propriétaires tiennent la barre et se retrouvent le soir au club pour dîner entre amis." Le club, c’est le Yacht Club Costa Smeralda créé par l’Aga Khan, qui a ouvert une antenne à Virgin Gorda.

    "Pigi, on vire", dit le géant long comme un jour sans pain. Pier Luigi tourne sa roue, le zeppelin se redresse. L’armée de fourmis bleu et blanc se lève comme un seul homme pour se précipiter de l’autre côté du pont. Les voiles aux dimensions du fronton de Notre-Dame de Paris faseyent et claquent comme le tonnerre, les cordages grincent et craquent, l’écume vole, la bôme qui tient la base de l’immense grand-voile revient au centre du bateau. Elle est si basse que Pier Luigi doit se baisser pour ne pas être assommé.

    Puis le vent reprend de l’autre côté et l’univers de teck et d’acajou bascule à nouveau, les voiles se gonflent, les cordages se muent en barres d’acier, le géant repart, le silence revient, les récifs défilent le long du bordé empanachés d’écume, ils montrent leurs dents comme des animaux enragés, furieux d’être entravés quand leur proie s’échappe. Le géant mince comme un Touareg a l’air content. Son ordre est tombé au bon moment, il a mis dans le vent ses deux adversaires les plus proches. Ce long garçon n’est pas un novice : Francesco De Angelis a remporté la Coupe Louis-Vuitton sous les couleurs de Prada. A son côté se tient un type à l’embonpoint paysan qui délivre de temps à autre un oracle. C’est un Néo-Zélandais nommé Brad Butterworth. Lui, il a gagné l’America’s Cup à quatre reprises…

    Si Pier Luigi s’entoure de professionnels, c’est pour se perfectionner dans l’art subtil de la régate. Il a sur l’eau la même exigence, la même obsession de la qualité qu’à terre. Avec Sergio, son frère récemment décédé, il a développé la maison familiale Loro Piana jusqu’à en faire un joyau de la couture, du luxe et de la décoration, présent dans le monde entier. Le groupe LVMH a récemment acquis 80% du capital de cette prestigieuse firme piémontaise pour la modique somme de 2 milliards d’euros.

    Du cachemire et du baby cachemire, du lin, de la laine mérinos et de la fibre de fleur de lotus, Pigi connaît tout. Il arpente la terre ferme, de la Birmanie à la Mongolie, de l’Argentine à la Nouvelle-Zélande. Il court à la recherche des matières les plus pures. Il protège les chevreaux d’Oulan-Bator, la vigogne du Pérou ou d’Argentine. Présider aux destinées de l’entreprise qui produit de luxueuses étoffes pour la décoration, fournir les plus précieux cachemires, inventer les vêtements les plus doux, tel était le moteur de Pier Luigi depuis quarante ans.

    "Je ne suis pas un technicien, je suis un passionné, jure-t-il. Je veux tout savoir et tout comprendre." Pier Luigi parle ainsi du vin comme un œnologue et des autos comme un ingénieur. Il est intarissable sur les blancs du sud de Naples et sur les qualités de ses trois voitures personnelles, toutes à propulsion électrique : "Une Smart et une C-Zéro pour la ville, et une grande berline Tesla Model S pour la route." L’autre jour, un type en Porsche ne s’est pas bien comporté avec Pigi. Il a voulu le distancer. Il ne savait pas à qui il avait affaire, ni qu’une Tesla en a assez sous le capot pour tenir n’importe qui, surtout à l’accélération. "Moi, on ne me largue pas !" commente-t-il.

    A bord de Rainbow, les fourmis s’agitent au loin sur la plage avant. Il s’agit de hisser une bulle de Nylon aussi vaste que le dôme des Invalides. Une fois coiffé de cette coupole mouvante, le vénérable Classe J connaît l’humiliation. Des unités plus modestes, mais de conception beaucoup plus récente, remontent le dinosaure avec la légèreté de gazelles insouciantes. A l’évidence, l’homme qui n’aime pas être largué n’apprécie pas. "Mon bateau personnel, My Song, ne mesure que 25 mètres, mais il est plus rapide queRainbow. Je ne comprends pas très bien la démarche qui consiste à reconstituer un bateau d’il y a quatre-vingts ans. C’est vrai qu’un Classe J est d’une beauté sublime. Mais il est seulement beau. Aujourd’hui, on sait faire des bateaux performants et tout aussi élégants."

    Après quatorze ans de bons et loyaux services, en course à Palma, Saint-Tropez et Porto Cervo comme en croisière chaque été dans son jardin des îles grecques, My Song doit céder la place à une nouvelle unité. "Avec le rachat de Loro Piana, je devrais avoir un peu plus de temps pour moi. Je travaille donc avec mes architectes navals préférés sur la conception d’un successeur de My Song. Il devrait être plus grand, plus performant, plus moderne. Mais toujours aussi beau."

    Ce jour-là, le vénérable Rainbow barré par Pigi remporte la régate du jour et la deuxième place dans sa classe au général. Et, à la remise des prix, Pier Luigi Loro Piana, vice-président de la maison qui porte son nom, fait un discours lumineux où il est question d’élégance, d’excellence et surtout de passion.    
     

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