Qui fournit Internet à Daech ? Alors que les gouvernements en appellent plus que jamais aux grandes plateformes du Web pour contrer la propagande jihadiste, la question a été mise en avant, le week-end dernier, par une enquête du Spiegel Online. Laquelle, citant des sources syriennes, explique comment, pour «opérer dans une région où les infrastructures de télécommunications ont été largement détruites», l’organisation terroriste utilise l'accès à Internet par satellite. Si le coût des communications est élevé, l’équipement nécessaire pour se connecter – parabole et box – est, lui, d'un accès facile dans les pays environnants. Et notamment dans les villes turques situées non loin de la frontière avec la Syrie, telles Gaziantep ou Antakya (Antioche).
Interrogés par le Spiegel, deux vendeurs d’Antalya affirment avoir chacun «environ 2500 clients en Syrie», pour un chiffre d’affaires mensuel avoisinant les 100 000 dollars. Mais ils expliquent prudemment vendre les équipements et les services à des «partenaires commerciaux», sans avoir connaissance des utilisateurs finaux. En amont de la chaîne, l’hebdomadaire s’est aussi intéressé aux principaux fournisseurs d’Internet satellitaire européens : le Français EutelSat (détenu à 26 % par la Caisse des dépôts), le Luxembourgeois SES et le Britannique Avanti Communications. Les infrastructures de ces entreprises sont-elles utilisées par l'EI, et celles-ci pourraient-elles en avoir connaissance ? Contactés par le Spiegel, EutelSat comme SES s’en défendent.
Des équipements en Syrie et en Irak
Sollicités par Libération, les deux opérateurs insistent sur le fait qu’ils n’ont aucun contact direct avec les clients finaux. Et que les intermédiaires – ceux qui vendent équipements et abonnements, principalement les fournisseurs d'accès à Internet – sont soumis à des obligations légales, à commencer par l’interdiction de fournir des services en Syrie. Dès lors que les équipements sont achetés en Turquie, leur trace peut-elle être perdue s’ils franchissent la frontière ? EutelSat, par exemple, indique que ses terminaux ne sont pas équipés d’émetteurs GPS. Mais «quand un nouveau client installe un équipement, il doit fournir ses coordonnées GPS par e-mail, sinon il ne recevra pas de signal clair, voire pas de signal du tout, explique Nicolai Kwasniewski, le journaliste du Spiegel auteur de l’enquête. Si quelqu’un envoie des coordonnées d’une ville en Turquie, puis déplace l’équipement, il ne recevra plus le signal.»
Du côté de SES, on fait état de terminaux qui sont à la fois émetteurs et récepteurs : il est dès lors techniquement possible de localiser les équipements. Mais l’entreprise luxembourgeoise assure n'avoir aujourd'hui «pas connaissance que ses satellites sont utilisés par l’EI ou dans des zones syriennes contrôlées par l’EI. Si SES avait confirmation d’une telle utilisation, nous mettrions tout en œuvre pour y mettre fin». «Il n’y a pas de terminaux activés en Syrie à notre connaissance», indique pour sa part EutelSat. Reste que, sur la base de données GPS qu’il a obtenues, le Spiegel a localisé des équipements satellitaires dans des zones sous contrôle de l’EI, notamment Raqqa, Deir el-Zor et al-Bab en Syrie, ou Mossoul en Irak, zones dans lesquelles le groupe terroriste surveille de très près l’accès au réseau.
L'accès à Internet pourrait-il dès lors être coupé dans ces zones «sans beaucoup d’effort», comme l’écrit l’hebdomadaire ? En tout état de cause, une telle option aurait d'autres conséquences que celle de tarir mécaniquement la propagande de l'Etat islamique. Internet permet aux civils de Raqqa de donner des nouvelles à leurs proches depuis les cybercafés, mais aussi, rappelle le journaliste Jean-Marc Manach, aux militants du réseau Raqqa Is Being Slaughtered Silently («Raqqa se fait massacrer en silence») de faire sortir de la ville, au péril de leur vie, des informations sur les exactions de l’EI, ou à des familles de tenter de faire revenir des jeunes jihadistes partis sur le théâtre irako-syrien. Et les communications sont une source d’informations pour les services de renseignement. Sur ce dernier point, aucun des opérateurs sollicités n’a souhaité faire de commentaires.