Brushing impeccable, grand tchatcheur, Pascal Steichen est devenu la bête noire du monde de la dentisterie. C'est lui qui ouvre à cadence régulière des centres dentaires low cost sous l'enseigne Dentexia, association à but non lucratif. Les prothèses y coûtent deux à trois fois moins cher qu'ailleurs. Steichen présente son initiative comme un bienfait pour l'humanité. Mais Christian Couzinou, le président de l'ordre des chirurgiens dentistes, soutenu par les représentants de la profession, hurle au "danger pour la santé publique" !
Après Lyon, Vaulx-en-Velin, Paris, Colombes, Pascal Steichen s'apprête à lancer un nouvel établissement à bas coût à Chalon-sur-Saône. L'homme, qui affiche sur son site web un portrait avantageux de lui devant un splendide château bordelais, semble avoir fait tous les métiers : professionnel de la communication, éditeur d'un journal franc-maçon qui a sombré, vendeur de mallettes pédagogiques pour l'Education nationale sponsorisées par les multinationales et auteur de nombreux guides comme "le Marketing pratique de l'agent immobilier" ! Cette hyperactivité ne lui a pas toujours réussi : à la suite de problèmes comptables, le beau parleur a été interdit de gestion pour douze ans en 2001 par le tribunal de commerce de Paris. Interdiction ensuite ramenée à dix ans.
L'idéologie dominante : gagner de l'argent
Steichen est déjà connu comme le loup blanc dans le milieu des dentistes. "Coach dentaire" pendant vingt ans, il courait les cabinets libéraux pour apprendre aux arracheurs de dents à gagner plus d'argent en rationalisant leurs gestes, en déléguant des tâches à des assistantes et en étant aimable avec les patients. Il distillait ses conseils dans un des journaux professionnels qu'il a créés et revendus, "Indépendentaire", où il désignait "le dentiste du mois", censé se distinguer par le montant enviable de son chiffre d'affaires. "L'idéologie dominante, c'était de gagner de l'argent", dit un dentiste qui l'a bien connu.
Sous l'enseigne Addentis, Patrice de Montaigne de Poncins, son ancien associé, titulaire comme lui d'un Master of Business Administration (MBA) de HEC, offre également des prestations dentaires low cost à Bondy, Aubervilliers et Bobigny. Contrairement au fondateur de Dentexia, lui veut rester dans l'ombre. Il fait dire par son attachée de presse qu'il a pris ses distances avec Steichen. Et, alors que la polémique monte sur l'offre de prothèses à prix cassés, il est entré en contact avec l'agence régionale de santé (ARS) d'Ile-de-France pour manifester officiellement sa volonté d'être dans les clous.
"Poser des couronnes à la chaîne, payées directement par l'assurance-maladie, c'est plus rentable que de soigner les caries" (Illustration Diego Aranega) |
Avec des couronnes à 390 euros tout en céramique, quand elles sont partout ailleurs entre 500 et 700 euros - remboursées 75,50 euros par l'assurance-maladie -, l'offre est particulièrement alléchante. Surtout que ces 390 euros correspondent, en gros, à la somme à laquelle ont droit les titulaires de la couverture maladie universelle (CMU) complémentaire pour une couronne. Les plus démunis peuvent donc venir se faire poser des couronnes sans bourse délier. Grâce au tiers payant, les centres se font directement rembourser par l'assurance-maladie. Les patients se pressent donc en masse. A chaque nouvelle ouverture, les télés, éblouies, présentent des patients ravis et de jeunes dentistes contents d'être salariés : 5 000 euros mensuels chez Dentexia.
Les raisons de la panique chez les dentistes
Pourquoi alors la profession hurle-t-elle à l'arnaque ? Jalousie de concurrents inquiets ? "Non, mais le low cost se concentre sur les actes qui rapportent : l'implantologie et les prothèses ! Et ces centres pratiquent le surtraitement", explique Christian Couzinou. "Le surtraitement, c'est quand on arrive avec deux ou trois dents cassées ou cariées... et qu'on repart avec dix couronnes, commente un expert du secteur. Quel patient CMU refuserait des prothèses ne coûtant rien, car financées par le contribuable ? Poser des couronnes à la chaîne, payées directement par l'assurance-maladie, c'est plus rentable que de soigner les caries et d'essayer de maintenir une dent vivante..."
Sur les forums de dentistes, la profession se déchaîne : on rappelle que les initiateurs de ces centres à bas coût ne sont pas des dentistes, mais des chefs d'entreprise qui ont chacun une société de formation ou de conseil : Efficiences odontologiques pour Steichen, Efficentres pour Montaigne. Et l'on se gausse du statut associatif de leurs établissements de soins : "Pas difficile de faire remonter l'argent, via des prestations de conseil, de formation ou de location de matériel..."
S'il est prouvé que le low cost délaisse les soins et la prévention, la colère des praticiens s'explique d'autant mieux que le remboursement du dentaire en France est aberrant : les dentistes, à 90% conventionnés, passent les deux tiers de leur temps à pratiquer des actes mal payés - 16,87 euros la carie, 28,92 euros le détartrage - qui ne représentent qu'un tiers de leurs revenus.
Pour assurer leurs émoluments - actuellement 7 500 euros par mois en moyenne, un peu plus qu'un gynécologue - les autorités de santé les ont laissés libres de fixer le tarif des prothèses et autres implants, se déchargeant de l'essentiel du financement sur les mutuelles et assurances complémentaires. Un modèle économique injuste, qui pousse beaucoup de Français sans mutuelle ou avec une assurance trop faible à renoncer à entretenir leur bouche. Mais un système qui se concentrerait uniquement sur les actes prothétiques serait dangereux : il sonnerait la fin de la prévention et des soins dentaires !
Le centre dentaire Dentexia de Vaulx-en-Velin (DR) |
"Une course à la rentabilité insupportable"
Un dentiste qui a officié à Dentexia, mais désireux de rester anonyme, accepte de raconter pourquoi il a démissionné : la qualité du matériel et des chirurgiens, souvent frais émoulus de la fac, n'est pas en cause. Mais il ne supportait plus "la course à la rentabilité". Il décrit une véritable taylorisation des tâches : "Dix minutes pour une urgence." Pire : tous les soirs, il fallait participer à un débriefng collectif, sous la houlette du directeur du centre, "non-dentiste", qui reprenait les dossiers de chaque patient, en demandant pourquoi telle ou telle dent n'avait pas été couronnée.
Sous prétexte que le patient doit être "tranquille pour dix ans", on nous poussait par exemple à dévitaliser des dents restaurées mais vivantes, simplement parce qu'elles "pouvaient poser problème dans les années à venir". Mais comment peut-on prévoir qu'une dent qui va bien aujourd'hui va aller mal dans la décennie, juste parce qu'une fois elle a subi une réparation ? Ce n'est pas ma conception du soin."
D'une certaine manière, Dentexia annonce la couleur, promettant sur son site web de "réhabiliter la bouche de façon complète en quelques séances". Pourtant, reconnaît le praticien, tout le monde était satisfait : les jeunes dentistes heureux d'être déchargés de la gestion. Les patients, incapables d'apprécier la pertinence des actes et persuadés de faire une bonne affaire. "A tort, juge-t-il. Mais quand les patients non CMU se voient présenter des devis énormes, on les branche sur Odonto Lease !" C'est-à-dire une société de courtage de crédits pour prothèses et implants.
Pascal Steichen ne nie pas la taylorisation des tâches : "Pendant vingt ans j'ai appris aux dentistes à être plus productifs. Et maintenant que je fais comme eux, ils sont furieux !" Mais il réfute les autres accusations : "Nos chirurgiens touchent un salaire fixe, ils ne sont pas rémunérés en fonction d'objectifs à respecter." Et il explique ses tarifs compétitifs par une bonne gestion : "Nous arrivons à pratiquer des tarifs peu élevés, car nous déléguons toutes les tâches non médicales, administratives ou logistiques à des assistants. Nous concentrons les actes sur un minimum de rendez-vous. Et faisons des économies d'échelle en achetant les produits et équipements en gros. Quant à nos prothèses, après nous être fournis en France, en Chine, en Turquie, au Maroc, nous les fabriquons sur place !"
Un système de contrôle insuffisant
Peut-on faire confiance aux autorités de santé pour empêcher les éventuels abus dont sont accusés les centres dentaires low cost ? Pas grand-chose à attendre du côté des agences régionales de santé : depuis la loi dite Bachelot, l'ouverture d'un centre de santé n'est pas soumise à son agrément. Une simple procédure déclarative, avec explication d'un projet de soins, accepté ou refusé par l'ARS, suffit. Le contrôle de la qualité des soins et de la facturation relève, lui, de l'assurance-maladie. Or celle-ci est peu réputée pour son zèle à surveiller les hommes de l'art dentaire : 244 dentistes conseils seulement pour 40 000 praticiens et l'ensemble des établissements publics, c'est peu ! Il lui a, par exemple, fallu sept ans pour démasquer deux chirurgiens-dentistes fraudeurs des quartiers nord de Marseille, soupçonnés d'avoir mutilé les patients pour mieux les soigner après.
Il est vrai que la Sécu est faible payeuse en matière dentaire. Et pour le remboursement des CMU complémentaires, elle gère des sous qui viennent du fonds CMU. Ce secteur de la santé n'est donc pas sa priorité.
- Article paru dans "le Nouvel Observateur" du 3 janvier 2013.
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Jacqueline de Linares