Après-midi joyeuse sur la place Taksim à Istanbul, toujours occupée par des milliers de manifestants. Au départ combat pour sauver le petit parc Gezi de la destruction, menacé par le projet de reconstruction d’une ancienne caserne ottomane abritant un centre commercial géant, le mouvement s’est transformé en vaste protestation contre le Premier ministre Erdogan après des violences policières.
Profitant du retrait de la police, dans la nuit de samedi à dimanche les manifestants ont réinvesti la place Taksim et le parc juste à côté, chantant, buvant, dansant, et construisant des barricades au pied des grands hôtels de ce quartier plutôt chic de la rive européenne. Au même moment, des affrontements ont eu lieu à nouveau du côté de BeÅŸiktaÅŸ et l’odeur âcre des gaz lacrymogènes remontaient les rues jusqu’à Taksim. Mais la police n’avait, à 17 heures, pas encore tenté de récupérer cette place symbolique, où se déroulent habituellement les manifestations de la gauche et des syndicats.
En attendant peut-être de nouveaux affrontements, les protestataires, le plus souvent des jeunes, hommes et femmes (presque toutes dévoilées), nettoient les lieux, plantent des arbres ou appellent Erdogan à la démission. Dans la foule, des supporters, des badauds, des membres de partis kémalistes, mais, surtout des citoyens non-engagés auparavant qui viennent exprimer leur colère. Témoignages.
«On a parfois l’impression que la police veut tuer»
Begüm, 24 ans, ingénieure, et YaÄŸmur, 18 ans, étudiante en biologie.
«Nous sommes venues cette après-midi pour aider les gens qui dorment ici depuis quatre jours. Nous rangeons, nettoyons, apportons à manger. Nous habitons tout près, mais on ne va pas manifester le soir, parce que c’est trop dangereux, on a eu des amis blessés. On a parfois l’impression que la police veut tuer. Alors, avec les casseroles, aux fenêtres, on soutient les protestataires.
«Le mouvement est en train de grandir, au début c’était dans ce petit parc, puis à BeÅŸiktaÅŸ, maintenant dans d’autres villes. Mais non, on n'est pas ici contre le gouvernement en général, on veut juste sauver cet endroit, si on commence à en faire une revendication pus générale, on va perdre, parce qu’en face, ils sont plus nombreux. C’est impossible, la majorité des gens soutiennent toujours Erdogan.»
«Depuis vendredi, j’ai dû dormir quatre heures»
Mehmet, 25 ans, sans emploi car rentré depuis une semaine de son service militaire.
«Je suis venu ici à cause des violences de la police contre les manifestants, même si je n’en veux pas aux policiers, je sais qu’ils ne font pas ce qu’ils veulent, qu’ils agissent sur les ordres du gouvernement. Depuis vendredi, j’ai dû dormir quatre heures, je rentre juste chez moi pour prendre une douche et changer de vêtements.
«Je ne sais pas combien de temps ça va durer, je ne suis même pas très optimiste, mais il faut absolument continuer. Il faut montrer à Erdogan qu’il ne peut pas faire tout ce qu’il veut. Depuis qu’il est au pouvoir, il censure la presse, il réduit les libertés des gens. Même si on vote, je n’ai pas le sentiment que l’on vit dans une réelle démocratie.»
«Erdogan veut un pays où les gens ne pensent pas»
Atakan, 26 ans, graphiste.
«Tout a commencé avec une histoire autour de quelques arbres et maintenant cela devient beaucoup plus important. Je suis vraiment impressionné par le nombre de personnes présentes, par la solidarité. Cette nuit, je manifestais, cet après-midi, je range et je ne sais pas de quoi demain sera fait. Peut-être que les gens vont continuer, peut-être qu’ils vont arrêter, parce qu’ils devront retourner travailler.
«Je ne sais pas si on va changer les choses. Je pense qu’Erdogan va encore gagner les prochaines élections, parce que les pauvres gens voteront pour lui. Ils regardent la télé et à la télé on ne parle pas de ce qui se passe ici, on ne parle que des succès du gouvernement. Erdogan veut un pays où les gens ne pensent pas et on se bat contre ça.»
«Le gouvernement remet en cause notre manière de vivre»
Erman, 28 ans, informaticien.
«C’est la deuxième fois que je viens manifester, toute ma famille est là aussi, mes parents, ma soeur, mes cousins. Moi je suis né à Istanbul, et le gouvernement remet en cause notre manière de vivre. Aujourd’hui, c’est le peuple qui manifeste, ce n’est pas un mouvement partisan.
«Je sais bien qu’il y a des élections et j’accepte les victoires de Erdogan, mais il ne doit pas oublier que tout le monde ne pense pas comme lui. Il veut qu’on vive dans un pays islamiste, avec ses lois contre l’alcool, contre le droit des femmes.»
«Une vraie démocratie, c'est quand on peut dire ce qu'on pense»
Ece, 20 ans, étudiante en sciences politiques
«Dans la journée, je manifeste, mais pas le soir, mes parents ne veulent pas, ils sont trop inquiets. On a commencé pour sauver le parc, on a déjà des centres commerciaux partout, on n'en veut pas plus mais le gouvernement n’en a rien à faire. Il détruit les espaces verts, les monuments, les lieux importants qui ont une histoire. Mais maintenant le mouvement proteste aussi contre la gestion dictatoriale du pays, ça fait longtemps que les gens en ont marre.
«Erdogan pense que la démocratie, c’est juste le fait d’aller voter et réprime le droit de s’exprimer en-dehors. Une vraie démocratie c’est quand on peut dire ce qu’on pense, et en Turquie aujourd’hui les gens vont en prison pour ça. Erdogan se présente comme s’il était notre père à tous, qu’il pensait pour nous, à notre place, mais il oublie qu’une moitié du pays ne le soutient pas.
«Je pense que le mouvement va continuer. Beaucoup de personnes qui ne s’intéressaient pas à la politique sont aujourd’hui dans la rue, mais j’espère en même temps qu’on ne sera pas récupérés par des partis politiques, notamment les kémalistes, parce qu’ils ont tout de même des manières de penser et des références un peu dépassées.»
«Ce sont les arbres qui cachaient la forêt du ras-le-bol»
Sinan Logie, professeur d’architecture, 40 ans, belgo-turc.
«J’habite à Istanbul depuis deux ans, c’est à peu près le moment où le projet de ce centre commercial a été lancé. Cela fait longtemps que je m’implique pour sauver ce parc, j’ai signé les pétitions, tous les architectes pensent que c’est une aberration urbaine.
«Au départ, c’est vrai que la protestation concernait un cercle assez restreint de personnes, mais aujourd’hui je vois tout le monde manifester, des étudiants, beaucoup, mais aussi des mecs de BeÅŸiktaÅŸ au chômage. Même les supporters des trois principales équipes de foot d’Istanbul, Galatasaray, Fenerbahçe, BeÅŸiktaÅŸ s’y sont mis et ont défilé côte à côte, et ça c’est très rare parce que normalement ils s’affrontent.
«Le combat pour ce parc est symbolique. Ce sont les arbres qui cachaient la forêt du ras-le-bol. L’AKP revient sur l’avortement, la consommation d’alcool, nous sommes l’un des pays au monde où il y a le plus de journalistes en prison. On pensait que les jeunes ici étaient à la masse, ne pensant qu’à leurs Starbucks, aller au mall et poster des photos de ce qu’ils mangent sur Instagram, mais en fait ils sont éduqués, mobilisés. On vit des moments de solidarité incroyable ici et j’espère que le mouvement va continuer.
«Les gens scandent: "Bu dana baslangic ! Mücadeleye Devam !", "Ceci n’est que le commencement ! On continuera la lutte". C’est vraiment fort.»
«Nous rendons hommage à Mustafa Kemal»
Yusemin, 37 ans, professeur d’anglais.
«Je suis descendue dans la rue hier après-midi avec des amies. Nous sommes restées à Taksim jusqu’à 4-5 heures du matin. On est rentrées dormir quelques heures et nous sommes revenues ce matin. 

«Il ne s’agit pas seulement des arbres. C’est une manifestation contre le gouvernement et sa politique de restriction des libertés. Aujourd’hui, nous rendons hommage à Mustafa Kemal car c’est à lui que nous devons la liberté, les droits pour les femmes. Il est dans notre cœur. Il y a trois ou quatre ans, Erdogan l’a traité d’alcoolique. La semaine dernière, il a imposé une loi pour restreindre la consommation d’alcool. Nous voulons montrer que nous sommes là et en même temps, nous avons peur. En tant que fonctionnaire, je crains de perdre mon travail.
«Nous sommes tous musulmans, mais cela n’a rien à faire dans l’espace public. C’est une affaire entre Dieu et nous. Je prie, je fais le ramadan, mais je suis une femme moderne. Je ne veux pas me couvrir la tête, je veux lire ce que je veux, boire ce que je veux… Erdogan veut nous imposer des lois religieuses mais nous n’en voulons pas.»
«Je suis venue pour faire du bruit avec les autres»
Consın, étudiante à l’université en informatique, 21 ans
«Je n’ai pas pu être là hier car j’avais mes examens. Ceux d’aujourd’hui ont été annulés et je suis venue pour faire du bruit avec les autres.
«Ce n’est pas seulement à propos de ce projet de centre commercial, on est là pour défendre notre liberté que le gouvernement tente de nous ôter. La destruction du jardin, c’était la décision de trop. Ça suffit, il faut que ça change.
«C’est la première fois que je vois une manifestation de cette ampleur, où, en plus, les partis de l’opposition sont réunis. Mais je ne suis en accord avec aucun d’eux, je suis là pour défendre nos droits, pour dire stop à toutes les décisions injustes, à la violence policière, à la censure des médias, aux arrestations d’étudiants, à la politique vis-à-vis des minorités, aux inégalités du système éducatif… Le gouvernement exploite les croyances religieuses des gens pour mener la politique qui l’arrange. Et il maintient les gens dans la peur.
«Mais je ne suis pas sûre que ça va durer. Les gens vont oublier… Comme toujours.»