Image tirée du film « La Vie d’Adèle, chapitre 1 et 2 » d’Abdellatif Kechiche
(De Cannes) Le mariage pour tous, au Festival de Cannes, est célébré en grande pompe sur les écrans de la compétition. Après « Ma vie avec Liberace », de Steven Soderbergh où Matt Damon et Michael Douglas campent un couple gay sous les paillettes kitsch du Las Vegas des années 70, c’est au tour des filles entre elles d’aimanter le regard dans « La Vie d’Adèle, chapitre 1 et 2 », le nouveau Abdellatif Kechiche (sortie prévue le 9 octobre 2013).
Chamboulement des corps et des âmes, le cinéaste de « La Graine et le mulet » prend tous les risques et sidère. C’est un film important, bouleversant, subtil, gonflé et beaucoup d’autres choses encore.
Portrait de femme
« Le Bleu est une couleur chaude » de Julie Maroh
Libre adaptation du « Bleu est une couleur chaude », la bande dessinée de Julie Maroh, le film suit au plus près, en trois heures de temps balisées par de brutales ellipses, quelques années dans la vie d’Adèle, une jeune femme de Lille, d’abord lycéenne, puis institutrice.
Chapitre un et deux, comme ceux d’une fin d’adolescence et d’une entrée dans la discutable et normative vie adulte.
Premier temps : Adèle, dans sa classe littéraire, se passionne pour les livres et pour les garçons. Elle éprouve son âge des possibles sous les yeux de ses parents, de ses profs, de ses copines et se débat sans même s’en apercevoir contre les usages et les conformismes venus de partout.
Amour caché
Elle rencontre un jeune type qui l’aime, couche avec lui, mais quelque chose cloche. Quelque chose cloche, parce qu’Adèle, un jour, a croisé une fille dans la rue, les cheveux teints en bleus, enlacée à une autre jeune femme, et qu’elle ne s’est pas remise de cette apparition et d’un regard furtivement échangé.
Adèle ne se lasse pas de cette image et de ce souvenir entêtant. Le jour, il habite ses pensées confuses et, la nuit, hante ses songes érotiques ardents. Bientôt, Adèle parcourt les bars gays et lesbiens de la ville et retrouve celle qu’elle cherche. Elle, c’est Emma, étudiante aux Beaux-Arts, tempérament irréductible et identité sexuelle assumée.
Les deux jeunes femmes entament leur histoire, douce et tumultueuse, sensuelle et nécessaire, unique et violente. Passé le prologue de ce long film qui passe si vite, premier et second temps de la fiction raconteront (entre autres) leur amour, dont il ne faut rien dire.
Soubresauts et agitation
Dans son nouveau film, Abdellatif Kechiche, non content de signer l’un des plus beaux portraits de femme vus ces dernières années au cinéma, aborde et creuse une quantité invraisemblable de thèmes, sans jamais s’abîmer dans la démonstration et la leçon de choses.
Fidèle à sa manière réaliste qui excelle comme aucune autre dans le cinéma français contemporain à enregistrer les soubresauts de l’existence et l’agitation intérieure, le cinéaste de « L’Esquive » interroge la question du genre et de la « conformité », de l’identité sexuelle et de ses ambiguïtés, du déterminisme social et des frontières qu’il impose.
Sus au discours
La puissance du film, comme celle de toute œuvre majeure, repose sur sa mise en scène, son art si subtil de donner à voir et à éprouver plutôt que d’expliquer et de souligner les intentions.
Dans ce film d’une richesse et d’une sensibilités inouïes, Kechiche ne perd jamais le fil essentiel de son récit : l’histoire d’amour entre ses deux héroïnes, incarnées (le mot est vraiment approprié) par une débutante surdouée (Adèle Exarchopoulos) et une moins débutante admirable (Léa Seydoux).
L’amour, bien sûr, est aussi et surtout une affaire de corps et d’attraction physique. Ce que le cinéma ne sait et ne veut que trop rarement regarder en face… Abdellatif Kechiche, lui, sans jamais céder au bluff, au voyeurisme ou à la performance, sait et veut.
Du coup, si l’on ose dire, le cinéaste, en toute cohérence avec son projet, filme avec une intensité fiévreuse les deux filles qui font l’amour, au lit et ailleurs, et n’en peuvent plus d’avoir toujours envie de recommencer et de jouir, dans toutes les positions.
Ces scènes, capitales et indispensables au récit, ne manqueront pas de beaucoup faire parler d’elles, puisqu’il est rarissime que le « cinéma traditionnel » montre « pour de vrai » le sexe, sans faux semblants ni pudeur hypocrite. Espérons qu’elles feront parler d’elles en bien, car « La Vie d’Adèle, chapitre 1 et 2 » – en rien pour l’anecdote – fait accomplir un pas de géant au cinéma hors X sur la question capitale de la représentation du sexe à l’écran.
Une raison supplémentaire pour le jury cannois, que l’on n’espère non contaminé par le puritanisme émanant des œuvres complètes de son président Steven Spielberg, de célébrer ce film comme il se doit. A défaut de palme d’or, Abdellatif Kechiche a de toute façon déjà gagné la palme du cœur.