C’est l’histoire d’une jeune fille ordinaire qui, orpheline de père, va chercher du travail à Moscou pour subvenir aux besoins de sa famille. Zara Mourtazalieva a 20 ans quand elle quitte, en 2003, sa Tchétchénie natale déchirée par la guerre. Elle décroche rapidement un emploi, se fait des amis et suit des cours du soir. Une vie sans histoire jusqu’à ce 4 mars 2004 où son destin bascule.
"Je pensais vivre dans un pays démocratique avec une police et une justice équitables. Je voyais la vie à travers des lunettes roses. J’avais tort", déclare Zara lors d’un entretien accordé à FRANCE 24.
Interpellée pour ce qu’elle croit être un simple contrôle d’identité - le délit de faciès est, à l’époque, monnaie courante dans une Russie où l’amalgame entre "Tchétchène" et "terrorisme" est fréquent -, la jeune Tchétchène va découvrir que des explosifs ont été placés dans son sac pendant l’interrogatoire. Désemparée, Zara compte sur l’appui d’un ami policier pour plaider en sa faveur. Originaires du même village, ils avaient été présentés par des amis communs. Elle apprendra finalement que cet homme de l’âge de son père a joué un rôle, probablement central, dans le piège qui lui a été tendu. "La police a des objectifs à remplir. Plus les collaborateurs trouvent de coupables, plus ils ont de chance d’obtenir une prime, de monter en grade", assure Zara. Une politique d'intimidation tous azimuts, selon elle. "Ils font en sorte que l’on ait conscience que notre liberté ne tient qu’à un fil. Ils nous empêchent ainsi de nous exprimer librement ou encore de prendre part à des mouvements de contestation."
"Les innocents seront coupables", de Zoia Svetova
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Après un procès expéditif, Zara est jugée coupable d’avoir voulu fomenter un attentat et écope de plus de huit ans de prison. Elle effectuera sa peine dans le camp pénitentiaire pour femmes de Potma, parmi les plus sévères de la Mordovie, région glaciale et austère située à 450 km à l’est de Moscou.
"Je suis loin d’être un cas isolé. Mais j’ai bénéficié de beaucoup de presse pendant mon procès. Finalement, j’ai même eu de la chance que des défenseurs des droits de l’Homme se soient saisi de mon histoire." Parmi eux, Zoia Svetova a soutenu la jeune femme durant ses années de réclusion, lui rendant visite deux à trois fois par an. Cette journaliste russe venait écouter la prisonnière qui ne parvenait à s’épancher qu’à demi-mot, scrutée sans relâche par les mâtons du parloir. Une histoire singulière, que Zoia Svetova raconte dans un livre choc sur l'enfer de la justice russe, "Les innocents seront coupables" (éd. Bourin), paru le 3 octobre.
Un combat quotidien pour échapper aux punitions
Passages à tabac, humiliations, séjours réguliers au mitard… Zara est aujourd’hui libre de raconter son cauchemar. Même si elle dit recevoir des menaces, elle ne se taira pas. C’est sur un ton d'une étonnante neutralité qu’elle décrit huit années volées à sa jeunesse.
"Chaque jour était un combat pour éviter les punitions infligées par le personnel. La journée type commençait à six heures. Nous étions constamment occupées, on courait d’un endroit à l’autre sans arrêt. À la moindre violation de cet emploi du temps minuté, nous étions punies", décrit Zara qui avait été affectée six jours sur sept à un atelier de couture pour y confectionner principalement des uniformes militaires.
"Nos conditions de détention dépendaient beaucoup de l’état de nos relations avec les mâtons. Pour ma part, avec le temps, j’ai réussi à nouer quelques liens discrets avec des membres du personnel mais il ne fallait surtout pas que je sois vue. S’ils entretenaient des relations trop humaines avec nous, ils pouvaient être licenciés", ajoute-t-elle.
Le même type de camp qu'une Pussy Riot
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L’histoire de Zara n’est pas sans rappeler celle des Pussy Riot, condamnées en appel à deux ans de camp pour avoir chanté une prière punk anti-Poutine dans une cathédrale.
Présente à deux reprises au procès des jeunes femmes, Zara éprouve beaucoup de "compassion" et se dit "prête à s’investir pour faire changer le système". Et d’ajouter : "Leur condamnation disproportionnée dévoile beaucoup de choses sur la Russie contemporaine".
Le leader du groupe, Nadejda Tolokonnikova, 22 ans, a été envoyée, comme Zara, en Mordovie, tandis que Maria Alekhina, 24 ans, se trouve dans la région de Perm (Oural).
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Alors que les journées s’enchaînent à un rythme effréné, un événement - l’unique de ce genre en huit ans de détention - a profondément marqué Zara : la visite du comité contre la torture du Conseil de l’Europe. "Je ne me souviens plus très bien si c’était en 2006 ou en 2007 mais, après le passage de cette délégation, notre vie a changé pendant au moins un an. Période durant laquelle nous avons - si je puis dire - coulé des jours heureux. Les mâtons, dont certains ont été licenciés, n’avaient plus le droit de porter de matraque, nous étions mieux alimentées et les règles vestimentaires ont même été assouplies", se souvient-elle. Jusqu’alors, les détenues devaient travailler avec de lourdes bottes trop grandes et dépourvues de manteau, même en hiver. Pour Zara, cette visite a démontré que "les Russes ne restent pas insensibles face aux pressions de l’Occident".
Bien qu’elle ait été censurée toutes ces années et que l’administration se soit attachée à faire disparaître ses nombreux journaux intimes, Zara veut que son histoire soit utile. "Les mâtons confisquaient régulièrement ce que je possédais. Mais ce qu’ils n’ont jamais pu confisquer, c’est ma mémoire. Tout est gravé en moi, y compris certains dialogues précis. Je songe d’ailleurs à mettre tout cela sur papier pour rendre mon expérience publique."
Apprendre à être libre en 2012
À part quelques problèmes de santé pour lesquels elle subit des examens, Zara va bien. Étonnamment, après moins de deux mois de liberté, la jeune femme affiche déjà un certain recul. "Aujourd’hui, je vois cela comme une expérience colossale qui m’a permis de comprendre beaucoup de choses sur la Russie." Redécouvrant désormais son propre pays, elle déplore que "les purges staliniennes n’aient en fait jamais cessé".
"Depuis 2004, j’ai l’impression que la situation a empiré. A l’époque, il y avait encore une certaine liberté de la presse alors qu’aujourd’hui, beaucoup de médias ont perdu leur indépendance, beaucoup d’autres mettent la clé sous la porte ou sont sur le point de le faire", regrette-t-elle.
Quant à la question tchétchène, elle observe qu'elle occupe actuellement une place moindre, mais la jeune femme est convaincue que tout reste à faire et que le problème du Causase demeure entier.
Pour l’heure, Zara veut récupérer sa vie. "Je vais tenter de rattraper le passé. J’ai envie de reprendre mes études, de découvrir le monde et j’ai l’espoir de pouvoir un jour me marier", confie-t-elle. En attendant, Zara apprend à vivre avec son époque. "Quand j’avais 20 ans, je pensais qu’en 2012, il y aurait des taxis volants dans les rues. À ma libération, j’ai eu l’impression d’arriver d’une autre planète. En 2003, Internet était lent, Facebook, Google et Wikipédia n’avaient pas été inventés… Je n’avais aucune idée de l’existence de toutes ces nouveautés technologiques depuis ma colonie", explique Zara, amusée par sa propre naïveté. Heureuse propriétaire d’un iPhone offert par son avocat, la jeune femme a passé une nuit entière, émerveillée, à découvrir ce nouvel objet. "Tout ce qui peut vous paraître naturel m’est totalement nouveau. C’est comme un miracle", résume-t-elle avec un large sourire.