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Le gouvernement d'union conduit par Enrico Letta est "le produit de l'irruption de Beppe Grillo sur la scène publique", estime dans un chat Philippe Ridet, correspondant du "Monde" à Rome.
Bruno : Qu'a dit Enrico Letta dans son discours de politique générale ? Le sent-on déjà coincé par les assurances qu'il doit donner aux deux camps qui vont le soutenir ?
Dans son discours, M. Letta a d'abord privilégié les principes. Il a rappelé l'attachement de l'Italie à la construction européenne. Il a également rappelé les conditions dans lesquelles il a été désigné et le blocage politique qui avait précédé sa nomination. Il a rappelé également que son action s'inscrirait dans le programme dicté par les commissions de "sages" installées par le président de la République.
Mais il est aussi entré un peu dans le détail de certaines mesures. Il a annoncé par exemple que la taxe très controversée sur la résidence principale que les Italiens devaient payer à partir de juin était "gelée" le temps de trouver une réforme fiscale globale.
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Berlusconi tenait particulièrement à cœur ces deux points, et en avait fait les axes principaux de sa campagne. Il a annoncé des aides pour les entreprises, des défiscalisations pour l'emploi des jeunes. Il a annoncé qu'il renonçait à une augmentation de la TVA. Enfin, il s'est engagé à suivre de près les travaux des parlementaires sur la rénovation de la vie politique : diminution des coûts de la démocratie, réforme du Sénat et réforme du mode de scrutin. Pour reprendre sa formule, il s'est engagé à rendre "l'Italie meilleure".
Gianni007 : Quelle politique va mener Letta ? Finalement, une alliance gauche-droite n'est-elle pas l'équivalent du gouvernement centriste précédent ?
On peut avoir effectivement l'impression que l'Italie est revenue à la case départ avec un gouvernement soutenu par trois des principaux partis politiques, comme c'était le cas avec le gouvernement de Mario Monti. La différence tient cependant au fait que les membres de ce gouvernement sont des élus, des responsables politiques et non pas des experts et des techniciens, comme l'étaient les ministres de M. Monti.
Leur légitimité et leur responsabilité n'en sont donc que plus grandes.
Romain Martin : Quelle est selon vous l'espérance de vie de ce gouvernement ?
Il est peu probable que ce gouvernement tienne cinq ans, sa durée théorique. Il tiendra tant que les partis qui le soutiennent y ont intérêt. Cependant, même si un retour aux urnes ferait l'affaire de la droite, actuellement majoritaire dans le pays selon les sondages, il est peu probable que les Italiens "pardonnent" à la formation qui s'exclura de ce pacte de solidarité et de ce gouvernement "de service".
Les Italiens en ont assez de vingt années de disputes politiques entre anti et pro-Berlusconi, d'immobilisme, de réformes annoncées et jamais faites, d'irresponsabilité des élus.
Emeline : Qu'a pu négocier Silvio Berlusconi en échange de son soutien au gouvernement Letta ?
Daniel : Quel rôle réel va jouer Silvio Berlusconi dans cette nouvelle "majorité" ?
Berlusconi, que l'on disait politiquement mort il y a dix-huit mois au moment de sa démission en novembre 2011, est revenu au premier plan de la scène politique grâce à sa campagne électorale très agressive et aux promesses folles qu'il a faites aux Italiens.
Il est aujourd'hui avec son parti l'actionnaire de référence de la majorité. Il suffira qu'il dise ou stop ou encore pour décider de son sort. A l'heure actuelle, il soutient qu'il n'a rien demandé à M. Letta en échange de son vote de confiance. Poursuivi dans trois affaires au tribunal de Milan, on peut supposer qu'il ait demandé des garanties sur son sort judiciaire, mais la personnalité de la ministre de la justice, une préfète réputée neutre, ne permet pas de tirer de conclusion hâtive.
Son attitude et celle de son parti dépendront fortement des éventuelles condamnations définitives qu'il pourrait recevoir.
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Moona : Peut-on dire que l'irruption de Beppe Grillo et de son mouvement sur la scène publique va durablement modifier les pratiques politiques italiennes ou est-ce un feu de paille ?
D'une certaine façon, et paradoxalement, le gouvernement Letta est le produit de l'irruption de Beppe Grillo sur la scène publique. Rappelons que ce dernier, en refusant la main tendue par le Parti démocrate, a obligé mécaniquement celui-ci à se tourner vers la droite. Mais le profil de ce gouvernement, rajeuni, féminisé, et assez professionnel, est aussi une réponse à une demande de renouvellement des pratiques et du personnel politique portée par le vote en faveur de M. Grillo.
La permanence du Mouvement cinq étoiles dépendra largement du succès ou de l'échec du gouvernement de M. Letta, notamment pour ce qui concerne des réformes de la vie politique.
Visiteur : Ces deux mois d'incertitude ont-ils poussé l'Italie à une introspection, ou bien le pays est-il habitué de ces phases de crise ?
On dit beaucoup que les Italiens ont trop de passé pour avoir de la mémoire. Il est vrai qu'ils ont tendance à oublier très vite les épreuves par lesquelles ils sont passés. Si M. Letta va au bout des réformes qu'il s'est fixées, on pourra dire que pour une fois, l'Italie a fait mentir les clichés.
Didier : Sans les ex-PCI (Parti communiste) et les ex-Alliance nationale (Fratelli d'Italia), le gouvernement ne ressuscite-t-il pas la défunte démocratie chrétienne ?
Effectivement, il n'y a dans cette coalition aucun représentant du parti post-fasciste Alliance nationale, rebaptisé aujourd'hui "Frères d'Italie", qui a annoncé qu'il ne voterait pas la confiance. Et sur les neuf ministres de gauche, seuls deux d'entre eux ont fait leurs classes dans les rangs du Parti communiste italien qui, jusqu'à présent, a été un des centres de formation des élites politiques.
M. Letta, tout comme son vice-président du conseil, Angelino Alfano, viennent tous deux des rangs de la défunte démocratie chrétienne, disparue dans la tempête de l'opération "Mains propres" au début des années 1990. D'autres ministres peuvent être eux aussi rattachés à cette tradition de la démocratie chrétienne. Nombreux sont ceux qui se disent ouvertement catholiques. D'une certaine façon, le gouvernement Letta symbolise une forme de restauration.
Gérard: Le Parti démocrate ne risque-t-il pas l'implosion à soutenir un gouvernement centriste?
Le Parti démocrate est le grand vaincu de cette période alors même qu'il est le premier parti d'Italie, certes de justesse. Selon les sondages, les électeurs n'étaient pas du tout favorables à une alliance avec la droite. Le parti va désormais préparer son congrès. D'ores et déjà, deux tendances se font jour. Matteo Renzi, le maire de Florence, voudrait ancrer le parti au centre sur le modèle du Parti démocrate américain.
De son côté, Fabrizio Barca, ancien ministre de la cohésion territoriale de Mario Monti, voudrait l'entraîner davantage sur sa gauche pour y inclure les partisans de Nichi Vendola, le leader de Gauche écologie et liberté. Les règlements de compte ont déjà commencé. Le congrès, qui devrait se dérouler avant ou après les vacances d'été, devra trancher entre ces deux positions a priori antagonistes.
Rym : Le compromis trouvé entre la droite et la gauche ne risque-t-il pas de renforcer les électeurs de Grillo dans l'idée que la "caste" politicienne est irrécupérable ?
C'est le risque de ce gouvernement. Les 8,5 millions d'Italiens qui ont voté Beppe Grillo ne peuvent pas se reconnaître dans ce gouvernement. "Ils ont été chassés comme des chiens dans une église", a dit Beppe Grillo. Le défi de celui-ci sera de traduire cette amertume et cette colère sur le long terme, afin d'espérer augmenter son score lors d'un prochain scrutin. Mais en a-t-il les moyens ?
Piotr : Le pays sort-il affaibli de ces deux mois d'incertitude ? On n'a pas vu les marchés financiers devenir plus menaçants qu'à l'ordinaire...
La Confindustria, le Medef italien, a calculé que cette période de blocage avait coûté un point de PIB à l'Italie. Les marchés, il est vrai, ont démontré beaucoup de patience, comme s'ils avaient pour l'Italie plus de mansuétude que vis-à-vis de la Grèce, par exemple.
Cela tient au fait que les fondamentaux de l'économie italienne restent solides malgré la crise et l'énormité de la dette du pays (2 000 milliards d'euros). Sans le poids du service de la dette, le déficit de l'Italie serait très largement en deçà des 3 % permis par les critères de Maastricht. Cela tient aussi au fait que les rendements de la dette italienne sont intéressants pour les marchés, alors que les incertitudes sur l'avenir de la péninsule sont plutôt faibles.
Scipion : Pourrait-on assister à une instrumentalisation des positions anti-austérité, face à Merkel et Barroso, ce sujet étant un des rares points de convergence de cette nouvelle majorité ?
Enrico Letta a très clairement situé son action dans le cadre européen. Il a rappelé que l'Italie serait fidèle à ses engagements d'austérité pris devant la Commission européenne, le FMI et la Banque centrale européenne. Mais il a aussi précisé que l'on peut "mourir de la rigueur". Et appelé l'Europe à lancer des politiques de croissance. Enfin, dès demain, M. Letta sera à Berlin pour rencontrer Angela Merkel, puis à Paris où il verra probablement François Hollande, et pour finir à Bruxelles où il rencontrera José Manuel Barroso. Une tournée des capitales on ne peut plus symbolique.
Phyz : Ce qui s'est passé en Italie préfigure-t-il ce qui pourrait arriver dans le reste de l'Europe : des populistes si puissants qu'ils forcent droite et gauche à s'entendre ?
Oui. Une fois encore, l'Italie démontre sa réputation d'être un laboratoire politique de l'Europe. Elle l'a été avec la naissance du parti anti-immigrés, la Ligue du Nord, elle l'est encore avec l'irruption du Mouvement cinq étoiles dont le fonctionnement et le succès sont regardés de très près par Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen.
Partout en Europe, la gauche et la droite sont en crise sous la pression des populismes ou tout simplement de la crise économique. La coalition italienne est exactement ce que demande François Bayrou en France.