<article>
Un écrivain algérien sera-t-il couronné du prix Goncourt ? La question se pose depuis que Kamel Daoud l'a frôlé l'an dernier avec Meursault, contre-enquête (Actes Sud). Il était le premier Algérien à figurer dans les listes du plus prestigieux des prix littéraires français auquel tout écrivain de langue française et publié par un éditeur francophone peut prétendre. Daoud a bien remporté un Goncourt, mais celui du Premier roman, que, bien avant lui, et du temps où il s'agissait encore d'une "bourse Goncourt », Salim Bachi avait remporté pour Le Chien d'Ulysse (Gallimard) en 2001.
Sansal, l'écrivain sur toutes les listes de prix littéraires
Cette année, l'attente du résultat n'en est que plus forte avec le roman 2084 (Gallimard) de Boualem Sansal qui, après avoir été écarté des listes Médicis, Renaudot et Flore, figure toujours par ailleurs dans celles des prix Femina et Interallié. L'unanimité n'est pas toujours le meilleur indice, un jury n'apprécie guère qu'on remplisse sa copie à sa place, il faudra donc encore deux étapes, l'annonce des finalistes le 27 octobre, depuis le musée du Bardo à Tunis, puis celle du lauréat le 3 novembre pour répondre oui ou non à la question : un prix Goncourt pour un écrivain algérien ? Ce serait une première, ce qui ne laisse pas d'étonner au regard de l'histoire de la littérature algérienne et des si grands écrivains francophones qu'elle compte. Or ni les feu Mohammed Dib (qui avait reçu le grand prix de l'Académie française), Kateb Yacine, Assia Djebar (de l'Académie française), et l'on pourrait encore citer Rachid Boudjedra et bien d'autres, n'ont jamais été seulement nominés… « Au regard de cent ans de littérature algérienne, souligne l'écrivain et critique Rachid Mokhtari (auteur notamment de l'essai Le Nouveau Souffle du roman algérien, où il évoque bien sûr les écrits de Kamel Daoud), cette reconnaissance viendrait inscrire les lettres algériennes dans la littérature française, puisque le français demeure la langue de la création littéraire du pays. »
La présence algérienne sur les listes, un phénomène récent
« C'est très récent pour l'Algérie de voir des écrivains comme Yasmina Khadra, Boualem Sansal ou Kamel Daoud circuler sur les listes des prix littéraires français, le grand public découvre le phénomène des prix », ajoute Sofiane Hadjadj, directeur des éditions Barzakh, qui remarque depuis une dizaine d'années la présence de plus en plus notable d'auteurs venus d'Afrique du Nord et d'Afrique, dont Fouad Laroui l'an dernier, Alain Mabanckou actuellement , « mais aussi de sujets concernant l'islam pas forcément islamophobes comme le roman de Mathias Énard, et cette ouverture est très intéressante ». L'éditeur algérien publie aussi sa compatriote Maïssa Bey, qui a figuré sur la seconde liste du prix Femina, pour son beau roman Hyzia, publié simultanément aux éditions de l'Aube en France. La nouvelle lui a valu aussitôt un torrent de messages de soutien admiratif sur les réseaux sociaux, et donné immédiatement une visibilité à son livre dans le paysage algérien jusque-là plutôt calme. L'ébullition médiatique avait insufflé au roman de Daoud, publié dès 2013 par Barzakh, une nouvelle carrière, au point que la bien connue Librairie du tiers monde, à Alger, avait dû refuser du monde quand l'auteur y retrouva le public après avoir été remis sur orbite par les instances de « légitimation » hexagonales… La vie littéraire algérienne ne connaît pas de tels rendez-vous autour des prix, un nouveau prix Assia Djebar voit le jour cet automne, un autre jeune prix a été lancé en 2013, « le prix des escales littéraires d'Alger », mais « la France reste un passage obligé », explique le libraire Ali Bey. Qu'on le désire ou qu'on le regrette.
Des auteurs édités en Algérie et en France
Pour autant, ces écrivains, tout comme Yasmina Khadra, sont édités dans leur pays, en même temps qu'en France, ou même avant, comme Daoud, et Maïssa Bey de souligner ce nouveau mouvement: « Il montre que l'on sort du schéma qui va du centre à la périphérie, c'est important. » La situation est différente pour Boualem Sansal, dont plusieurs romans ont été traduits en arabe (Harraga, publié par la maison d'édition algérienne Sedia, Le serment des Barbares chez Aden, et 2084, cela vient d'être signé, par Le centre culturel arabe, basé au Maroc), mais qui en français reste exclusivement édité chez Gallimard : « J'avais posé la question à Antoine Gallimard, dont la réponse a été très claire : Gallimard ne cède pas ses droits en français sous aucune forme. Et pour une coédition, cela restait à voir." Son livre devrait arriver prochainement dans les librairies algériennes (du moins celles qui le demandent). C'est le cas de la Librairie du tiers monde : « 2084 sera en vitrine après le Salon du livre, et son prix a été négocié à 1 000 dinars algériens, soit environ 10 euros », précise Ali Bey. C'est d'ailleurs en plein salon, 20e édition du salon international du livre d'Alger, SILA, dont la France est le pays invité, que l'on apprendra qui est le lauréat. Boualem Sansal y est invité du côté français, mais se doit d'être à Paris le 3 novembre au cas où… Ensuite, tout est possible, y compris un saut dans un avion pour Alger !
Entre idéologie et passions
"Un Goncourt pour l'Algérie serait très important pour la fierté nationale, peut-être pas du point de vue du gouvernement mais pour les Algériens, bien sûr !" confie l'écrivain. Il faut se souvenir des réactions qui ont suivi localement la désillusion Daoud, l'an dernier, mais savoir que la reconnaissance par la France déchaîne aussi des passions à l'inverse, compte tenu des relations toujours sensibles entre les deux pays. « Côté positif, il y a le prestige, le rayonnement. Côté négatif, les suspicions", remarque Sofiane Hadjadj. Que Sansal obtienne, ou pas, le Goncourt, les débats iront bon train ! « Tout est idéologique, confie Maïssa Bey, et encore analysé à l'aune de la colonisation. Si la France couronne un auteur, ce dernier sera soupçonné de faire son jeu, d'écrire ce que le public français a envie de lire… » Les thèses du professeur Merdaci sont à cet égard éloquentes… D'un côté de la Méditerranée comme de l'autre, «les sujets qu'abordent ces écrivains sont pour le moins corrosifs », remarque Mokhtari. Et le libraire Ali Bey parle même de thèmes encore « tabous », qu'il s'agisse de la figure d' Albert Camus pour Daoud ou de l'islam pour Sansal… Autre différence entre les deux auteurs : le plus jeune est journaliste (à Oran et dans les colonnes du Point notamment) et très présent dans la vie littéraire algérienne, le plus ancien, qui fut l'un des hauts fonctionnaires de l'État, s'y fait très rare : « J'espère le voir un jour accepter une signature à la Librairie du tiers monde, confie Ali Bey, mais il est pris par un agenda dans le monde entier. Je pense aussi qu'il redoute que certains n'y assistent que pour créer l'incident… Boualem Sansal a osé dire des choses que beaucoup d'Algériens n'osaient pas dire, tout en restant dans son pays. » Le premier concerné devine déjà, après l'état de grâce qui pourrait entourer la belle nouvelle, ce qui peut s'ensuivre dans son Algérie de passion : « Les islamistes diront qu'on couronne un anti-islamiste, d'autres diront que c'est un nègre qui écrit sous dictée française… Et tout ce genre de croisades… Mais, pour beaucoup de gens, l'orgueil national serait flatté, et en Kabylie je deviendrais un héros régional ! Vous savez comme c'est contrasté, La Méditerranée… »
Et si l'on parlait… littérature ? Alors là, et n'est-ce pas l'essentiel, tout le monde s'accorde. Saluer, au-delà de ce livre, un écrivain majeur de la littérature universelle fait l'unanimité, et ce geste fondateur rattraperait à tout le moins le retard pris à distinguer la littérature algérienne.
</article>