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Par marialis2.2 le 24 Janvier 2012 à 15:58
Huffington Post à la française : quel avenir ?
Lisa Vignoli - Marianne | Mardi 24 Janvier 2012 à 05:01 | Lu 4768 fois
Lundi 23 janvier, l'équipe du site d'info le Huffington Post-sa directrice éditoriale Anne Sinclair en tête-présentait la version française du site lancé en association avec Le Monde. L'occasion de fixer les bases d'un nouveau venu dans le paysage médiatique qui ressemblera (ou pas) à son modèle américain.
«Anne, Arianna ». Face aux appels des nombreux photographes et aux flashs qui n’ont cessé de crépiter pendant toute la conférence de presse, il fallait s’en convaincre, se le répéter comme un mantra : non, nous n’assistions pas à une montée des marches du Palais des Festivals. Ce lundi matin, dans les locaux du journal Le Monde à Paris, avait lieu le lancement officiel -après sa mise en ligne - de la version française du site d’info le Huffington Post. « Un site de huit journalistes sur le mode start-up» a d’ailleurs ironisé l’un des actionnaires du groupe Le Monde (propriétaire à 34% du « Huffpo ») Louis Dreyfus devant le nombre de journalistes venus en masse y assister.
Huit salariés certes, mais pas moins de 200 contributeurs (parmi lesquels Rachida Dati, Julien Dray, Benjamin Stora, Nicolas Bedos …) et deux guest stars pour manager le tout : Anne Sinclair nommée directrice éditoriale et Arianna Huffington fondatrice du site d’origine. Lancée aux Etats-Unis en 2005 et rachetée en février 2011 par AOL pour 315 millions de dollars, la version américaine a en effet attiré pas moins de 36 millions de visiteurs uniques en novembre*, la moitié du site internet du new York Times.
Belle performance pour ce modèle original de pure player capable de traiter en une du retrait des troupes en Afghanistan comme des dix remèdes essentiels aux troubles du sommeil.
Même idée d'orientation chez le bébé français, résumé par l’ex-journaliste de TF1 d’un « On peut être soucieux de la perte du triple A et aimer Jay-Z. » Ainsi, se côtoient des contributeurs aussi complémentaires que l’économiste Daniel Cohen et le journaliste aux Inrockuptibles Pierre Siankowski. Outre cet éclectisme de bloggueurs - non rémunérés - le site s’appuiera sur les deux autres piliers du système Huffington : l’actu chaude et l’agrégation (aller chercher le meilleur du web et le recommander).
Pourtant, avec ce lancement, se posent plusieurs questions. Le Huffington Post trouvera-t-il sa place parmi les pure players plus nombreux en France que partout en Europe, comme le rappelait récemment sur Twitter la patronne elle-même ? Pas impossible. Encore faut-il qu’Anne Sinclair parvienne à convertir sa côte de popularité personnelle en notoriété pour le site internet comme l’a fait Arianna Huffington. Orientera-t-elle la ligne édioriale à la manière de cette diva des médias ex-conservatrice devenue une figure de la gauche américaine ? En cette année d’élection présidentielle, seul le traitement de l’information dira si oui ou non le Huffington Post en VF sera au service de la variété des opinions. A cette idée de pluralité s'ajoute celle d'une neutralité revendiquée et conduit inévitablement à s'interroger sur le traitement d'une actualité concernant Dominique Strauss-Kahn et les éventuelles suites de « l'affaire du Sofitel » sur un site dirigé par Anne Sinclair. « Je ne pense pas que ce soit l’essentiel de 2012 mais si elle l’était, elle ferait la une (...) Ca ne fait pas un pli » a affirmé, sûre d’elle, l’épouse de DSK. Là encore, l’avenir nous le dira.
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Par marialis2.2 le 13 Janvier 2012 à 18:13La Réunion, l’Eden de Leconte de Lisle
Né à Saint-Paul de La Réunion, le futur chef du mouvement parnassien a appris le sens de la nature et du beau sur son île natale
Baudelaire a célébré ce « poète tranquille et vigoureux », comme « l’un de nos plus chers et de nos plus précieux » . Cela ne l’a pas empêché de tomber dans l’oubli. Qui lit encore Charles-Marie-René Leconte de Lisle, ses Poèmes Antiques , Barbares , Tragiques ?
Qui se soucie de ses origines créoles, enfant d’une île qui lui apprit le sens de la Nature et du Beau, si présent dans sa poésie ? La Réunion, terre d’Éden, au milieu de l’océan Indien.
C’est là qu’il est né le 22 octobre 1818, à Saint-Paul très exactement, où accostèrent, au détour des années 1640, les premiers colons qui allaient donner cette île à la France, sous le nom de Bourbon.
C’est là, dans son cimetière marin niché dans la baie en forme de croissant, qu’il repose depuis le rapatriement de ses cendres, le 23 septembre 1977. Un buste dressé sur une grande plaque de marbre noir signale sa tombe, au centre d’une allée.
À deux pas de la grotte où s’abritèrent, à peine débarqués, les premiers Français. Nombre de Réunionnais sont leurs descendants. À commencer par Loran Hoarau, historien spécialiste du XIXe siècle. « Mais comme la plupart des gens d’ici, mon sang est un mélange de mélanges. Du blanc, de l’africain, du malgache ! Leconte de Lisle, lui, était un “zoreille”, un Blanc de Blanc : son père, explique-t-il, était breton. »
Terre de métissage
Chirurgien aux armées de Napoléon, il était venu en 1816 y cultiver la canne à sucre. Sa maison se dressait dans le centre de Saint-Paul, à l’intersection des actuelles rues Saint-Louis et du Général-de-Gaulle.
Quittant le cimetière, Loran Hoarau invite à monter dans sa voiture pour s’y rendre. Le chemin est long : Saint-Paul est l’une des plus vastes communes de France !
Remontant la rue de la Baie, il s’arrête sur le quai Gilbert qui donne sur la rade. Des entrepôts en pierre des XVIIIe et XIXe siècles témoignent des riches heures du commerce du sucre.
« À l’époque, 50 à 80 bateaux pouvaient mouiller au large. Les marchandises étaient transportées par chaloupes jusqu’à des pontons de fer et de bois jetés au-dessus de l’eau. Deux mille hommes prenaient le relais, les sacs sur leur dos. »
Les porteurs de jadis ont disparu. Des dix pontons, il n’en subsiste qu’un. Le quai a été aménagé en une paisible promenade agrémentée d’une sculpture rappelant que La Réunion est terre de métissage.
Dans les rues avoisinantes, de-ci de-là, des belles bâtisses des XVIIIe ou XIXe siècles, couleurs pastel, lambrequins courant le long des toitures. Transformées en commerces, elles ont résisté au temps.
La maison créole à étage et bardeaux des Leconte de Lisle n’a pas eu cette chance : elle a été emportée par un cyclone en 1948… et remplacée par un square. Il n’en reste qu’une photo.
Manguiers chargés de fruits lourds, forêts de papyrus…
Peu importe. Regagnant sa voiture, Loran Hoarau entraîne déjà ailleurs. De l’autre côté de la chaussée Royale et de la route des Tamarins. Sur la route des Roches et de la ravine du Bernica. Sur ces hauteurs de Saint-Paul, où Leconte de Lisle, adolescent, s’ouvrit à la poésie.
Aux marais qui descendent vers la mer, répondent les habitations disséminées au milieu de la végétation – anciennes villas coloniales, d’abord, maisons faites de tôles, planches et autres matériaux de récupération ensuite.
Les descendants d’esclaves, ouvriers d’usines disparues, ont succédé aux planteurs, explique Loran Hoarau. Cependant, il l’assure, le paysage n’a pas changé – immenses cocotiers lâchant leurs noix sur la route, sans souci des voitures, manguiers chargés de fruits lourds, forêts de papyrus surgis au détour d’un virage…
Sur un bas-côté, un calvaire réunit un Christ, une Vierge et… saint Expedit, légionnaire martyr honoré autant par les catholiques que par les Tamouls reliant son culte à celui de Karli…
« Il en existe des milliers d’autres dans l’île. Parfois, les statues sont décapitées : elles n’ont pas su exaucer les vœux. » Plus loin des enfants s’ébrouent dans une mare, des adultes pêchent à la main des cabots de rivière. On pense à Rousseau, à Bernadin de Saint-Pierre…
Une vision est idyllique
Ce sentiment se renforce à l’abord de la ravine du Bernica : une gorge qui s’enfonce de la route des Roches jusqu’au plus profond des terres. Un escalier, taillé à même la pierre, permet de gagner ses hauteurs.
La vision est idyllique. Derrière un voile de buissons et de plantes inconnues, se découvrent des falaises moussues, grevées de grottes. Les seuls bruits sont ceux de l’eau qui s’écoule en cascades et des cris d’oiseaux dans le ciel, pigeons, pailles-en-queue blancs à la double queue effilée.
En 1858, Leconte de Lisle exaltera, dans l’un de ses plus parfaits poèmes barbares (Le Bernica !), ce « lieu sauvage, au rêve hospitalier » .
C’était treize ans après son départ définitif de La Réunion. Dix ans après l’abolition de l’esclavage dont il fut l’un des plus ardents artisans. Les notables réunionnais lui en voulurent longtemps avant de lui en rendre hommage, comme le souligne Loran Haroau, en réclamant le retour de ses cendres à Saint-Paul. Quatre-vingt-trois ans après sa mort.
DIDIER MÉREUZE, Saint-Paul (île de La Réunion)
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Par marialis2.2 le 13 Janvier 2012 à 17:49
Correspondances, Les Fleurs du Mal, Baudelaire
La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.
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Par marialis2.2 le 12 Janvier 2012 à 01:14
Alfred de Vigny dans le génocide cambodgien
Une fois n’est pas coutume, je violerai deux interdits pour ce billet : le premier, que je me suis fixé, en vertu duquel je me défends d’évoquer dans ces colonnes des films, des expositions, des émissions ou des pièces de théâtre sans qu’il y ait un livre à la clé ; le second, imposé tant par les service de presse que par une élémentaire courtoisie, selon lequel on n’en parle pas avant que les lecteurs et les spectateurs aient la possibilité de les voir. Faut-il que Duch, le maître des forges de l’enfer m’ait secoué pour vous en dire deux mots aussitôt après l’avoir vu en projection. Une heure et quarante trois minutes durant, entrecoupées d’images d’archives et de témoignages de survivants, on fait face à Kaing Guek Eav dit Duch, directeur d’une prison des maquis khmers rouges durant quatre ans avant d’être nommé par l’Angkar (l’Organisation) à la tête du centre S21 à Phnom Penh de 1975 à 1979. Premier responsable khmer rouge présenté devant les Chambres Extraordinaires (c’est leur nom) au sein des tribunaux cambodgiens en 2009, accusé d’avoir dirigé un centre d’interrogatoire, de torture et de mise à mort qui coûta la vie à 12 380 personnes d’après les archives (sans compter ceux qui s’y étaient évaporés sans laisser de trace), il fut condamné à 35 ans de prison ; l’ancien professeur de mathématiques, passionné jusqu’au macabre par la confession, choqué que l’on confonde la torture avec le supplice, convaincu que Pol Pot et sa bande n’étaient pas des monstres mais des hommes engagés, secoué par des rires de dérision lorsqu’un témoignage le met face à ses contradictions, aujourd’hui converti au christianisme, saura finalement le 3 février prochain ce qu'il en est de sa peine en appel. Le réalisateur Rithy Panh, à qui l’on devait notamment l’implacable S21 La machine de mort khmère rouge (2002), a tourné 300 heures d’entretien avec le technicien de l'aveu à mort dans sa prison pour tenter de savoir comment un homme devient un criminel de masse.
Ce terrifiant documentaire, sans audace formelle mais solidement monté et efficacement construit, le réalisateur/interviewer ayant eu l’intelligence de s’effacer totalement du son comme de l’image, sera sur les écrans à partir du 18 janvier. On en reparlera, d’autant que L'Elimination, un essai que Christophe Bataille co-signe avec Rithy Panh, paraîtra au même moment chez Grasset Mais en attendant, je voulais juste vous livrer ce détail qui donne à réfléchir. L’entretien se déroule exclusivement en cambodgien. Sauf lorsque Duch cite des auteurs. Alors il jouit d’un bonheur sans mélange pour s’exprimer en français. Le cas lorsqu’il cite Marx et Mao à propos de théorie révolutionnaire et de dictature du prolétariat. Et surtout lorsqu’il se reprend : « Non, je n’étais pas sadique, j’étais, comment dire… stoïque ». Un temps puis : « J’ai été influencé par Alfred de Vigny. Ah, Vigny ! Les derniers vers de La mort du loup… ». Alors, comme s’il s’était juré d’accréditer la dimension mortifère du romantisme et son esthétique morbide des ruines, il scande dans un français parfait :
« Hélas! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes,/ Que j'ai honte de nous , débiles que nous sommes! / Comment on doit quitter la vie et tous ses maux, / C'est vous qui le savez sublimes animaux./ A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse/ Seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse. / -Ah! je t'ai bien compris, sauvage voyageur,/ Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au coeur. / Il disait: " Si tu peux, fais que ton âme arrive, / A force de rester studieuse et pensive, / Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté / Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté. / Gémir, pleurer prier est également lâche. / Fais énergiquement ta longue et lourde tâche / Dans la voie où le sort a voulu t'appeler, / Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler."
Le regard émerveillé, puis perdu dans la tourbe de ses souvenirs, il va en répétant : « Souffre et meurs sans parler… »
("Duch à son procès" photo Reuters)
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Par marialis2.2 le 12 Janvier 2012 à 01:08
D’une Atlantide engloutie au coeur de l’Europe
Tout part de la découverte d’un livre, Khaliastra, sous–titré « Varsovie-Paris » et orné en couverture d’un dessin de Marc Chagall représentant un petit bonhomme agitant un drapeau noir devant la tour Eiffel tandis qu’un autre, parvenu à son sommet, y déploie une banderole en caractères hébraïques. Son seul feuilletage renvoie aussitôt le narrateur à un autre livre, Le Monde sur la pente d’un nommé Uri-Zvi Grinberg dont il ignore tout. Il se le procure toutes affaires cessantes, le lit d’un trait et s’arrête à un poème :
« Mère, nous arrivons d’un pays sans amour/ D’un pays où Dieu est absent./ Déluge en tête et crépuscule dans le sang.
La terre obscure est une planète aveugle/ Malheur à elle qui s’étend si noire/ sous les pieds et sous les maisons.
Elle ouvrira ses yeux ses lèvres aux clameurs-/ Malheur à moi depuis la Genèse jusqu’à ce jour !/ Et le ciel est mauvais/ si lourd de nuées si mauvais-/ à la lèvre d’un arbre il n’offre point le lait/ de sa poitrine nuageuse. »
C’est là, entre ses vers, que Gilles Rozier a trouvé le titre de son sixième roman D’un pays sans amour (440 pages, 21,50 euros, Grasset). De là, il s’est mis en quête d’un monde englouti dont il s’est fait le patient, l’attentif, l’inépuisable chroniqueur, hanté par le destin du manuscrit de Monceau de Peretz Markish, indissociable de celui de son auteur et de ses contemporains, Uri-Zvi Grinberg et Melekh Ravitsch. Trois étoiles filantes de l’Europe orientale, deux de l’empire austro-hongrois, un de l’empire russe. Ils n'ont pas 25 ans lorsqu'ils posent sur une photo pris en 1922 dans le jardin de Saxe à Varsovie. Cette image hante l'auteur depuis des années. Leur point commun : le yiddish. Ils se rencontrent à Varsovie, sa capitale culturelle, avec l’Union des écrivains comme lieu de rendez-vous permanent. Peu de sources pour ces poètes, ce qui autorise l’homme de fiction à remplir les blancs. Il ignore tout de cette force secrète qui le pousse ainsi à les rechercher, il ne sait où il va mais il sait qu’il y va. Tout exilé, du moins de ceux qui ont conservé l’intime conscience de leur exil quel que soit leur degré d’intégration dans la société, possède ainsi son Atlantide intérieure, quelque chose comme la nostalgie du monde d’avant, mais une nostalgie inquiète, calme, mélancolique mais pas intranquille pourtant. Au contraire même, comment dire… : gemütlichkeit . Rien n’y est jamais définitif. Pas même le nom d’une ville que l’on croirait pourtant gravé dans le marbre. Partout peut-être mais pas là-bas et pas pour celui dont le père est né à Vila, devenue Wilno et à présent Vilnius. C’est un livre truffé de poèmes aux accents déchirants, pleins de « livres du souvenir » , pierre tombales de papier et monographies sur l’anéantissement formant une mémoire populaire, tandis qu’au loin on entend l’écho assourdi de la fanfare de La Marche de Radetzky. Ce narrateur a quelque chose de l’homme mûr qui ne parvient pas à s’arracher à son enfance. En témoigne son attachement à Mon enfance, chanson de chevet élue avant même Vienne parmi toutes celles de Barbara nous a léguées afin de nous aider à être un peu mieux malheureux. C’est peu dire qu’il l’aime : il communie en elle. Non seulement il a couru à ses concerts mais il a tenu à être présent au dernier, son seul récital muet : son enterrement, laïque mais au sein du carré juif du cimetière de Bagneux, dans le caveau de la famille Brodsky. Ce jour-là, on aurait bien giflé le ministre de la Culture pour avoir commenté l’événement par l’insupportable lieu commun « Une grande voix nous a quittés » alors que justement, sa voix était la seule chose d’elle qui ne nous quitterait jamais. Son héroïne ne s’appelle pas Barbara mais Sulamita, vieille dame indigne recluse en son palais romain et ses bouffées de mémoire, qui a connu les écrivains dont le narrateur recherche les traces sans relâche dans les archives et les bibliothèques, mais qui sait si Barbara ne se serait pas reconnue en Sulamita.
On sent en Gilles Rozier une volonté tenace d’abattre les clichés qui colle à ce monde disparu. Le folklore a toujours le don d'exaspérer ceux qui l'ont dépassé de longue date pour pénétrer la complexité de ce qu'il représente. Mais même si toutes ses pages nous murmurent ou nous crient que judaïsme-là était irréductible au seul schtetl du hassidisme et aux seules photographies de Roman Vishniac, il convient bien qu’elles le reflètent, elles aussi. Cela n’empêche pas la violence des détestations qu’il s’agisse de mots, de personnes, de lieux, d’ambiances. Parfois même de ce qui réussit à les réunir. Ainsi l’expression « Shoah par balles » « qui sonne comme un concept sorti d’une officine de marketing. Et on se pavane car un curé est parti en excursion pour retrouver les lieux du carnage. On fait mine de découvrir mais les historiens américains décrivaient déjà dans leur atlas ville par ville, pays par pays, l’assassinat de la population juive. Ils ne le faisaient pas nommément, est-ce possible ? Croyez-vous que nous puissions reconstituer le destin de chaque supplicié ? » Gilles Rozier ne goûte pas davantage le mot « Yiddishland » car ce ne fut jamais un pays. Plutôt un réseau ou un filet jeté sur le vieux continent. Disons une nébuleuse de villes, villages et bourgades dont la langue commune, mâtinée d’allemand et d’hébreu, agissait comme un fluide entre ces millions d’âmes disséminées à l’Est et au centre de l’Europe. Le Yiddishland était un pays de l’esprit dont la langue était le territoire. Ce roman est un bouleversant chant d’amour pour une langue assassinée par les locuteurs de LTI et achevée par la résurrection de l’hébreu comme langue nationale au XXème siècle en Palestine. Pour conjurer sa disparition annoncée, l’auteur a fouillé dans les poubelles de l’Europe, pressé d’y récupérer des débris et constituer la plus grande bibliothèque yiddish d’Europe. Au fond, si « Yiddishland » a un sens, c’est bien là, entre les rayons surchargés de la bibliothèque Medem, lorsqu’on prend soudainement conscience qu’une langue peut être un pays. Heureux ceux qui ont réussi à en faire une patrie intérieure car ils savent que nul ne la leur prendra !
Rozier se découvre à travers le personnage de Pierre, jeune homme sage plus porté à la guerre des langues qu’ à l’érudition religieuse. Son roman, dont il tint le journal sur un blog, est un psaume dédié au yiddish, langage magique, qu’il s’emploie à ressusciter et maintenir, comme s’il y était tenu par un dibbouk, le souvenir des ancêtres qui vous colle à la peau. On ne parle plus yiddish principalement que dans les milieux orthodoxes, dans les quartiers de Mea sharim (Jérusalem) et de Bnei Brak (Tel Aviv), à New York et du côté des diamantaires d’ Anvers, à Londres et un peu à Zurich. Longtemps après avoir refermé le livre, on est poursuivi par ces vers de Peretz Markish :
« Oh ! Malheur à vous épaules qui portez le globe fêlé de la tête moitié vers l’Occident moitié vers l’Orient/ Avec des océans cérébraux et des forêts de veines pour couronnes d’épines,/ Malheur à vous crânes recousus ô catafalques d’os du cerveau de la rosée écumante du sang et de la fumante démence aux éternelles noces et à la danse des funérailles… » (traduction de Charles Dobzynski).
A la fin, dans le paragraphe consacré aux remerciements, on apprend que durant l’écriture de son roman, Gilles Rozier a passionnément écouté une musique qui a bercé et imprégné son livre : « Proust, la mémoire et la littérature », un cours d’Antoine Compagnon au Collège de France... A vrai dire, on s’en serait douté. Proust toujours !
Ce monde n’existe plus. Il a été en grande partie assassiné, puis éclaté et à nouveau dispersé. Il avait vécu au cœur de la vieille Europe pendant des siècles sans jamais renoncer à vivre en fonction non de l’époque mais des trois piliers du judaïsme : le respect des commandements, la prière, l’étude. Dans son versant laïque, il fut d'une effervescence et d'une richesse culturelles dont on n'a plus idée. On en perçoit un autre écho, différent mais complémentaire, plus intellectuel que poétique, dans Quitter l’université sans renoncer au savoir (100 pages, 12 euros, Editions du Sandre), un essai du philosophe Gilles Hanus consacré à une expérience originale et peu connue : le Freies Jüdisches Lehrhaus ou « libre maison d’étude juive »- libre, c’est à dire accessible à tous sans examen préalable (la revue dirigée par l'auteur avait récemment consacré un numéro à cette problématique). Alors que tout lui annonçait une brillante carrière universitaire dès lors qu’il acceptait de se convertir au christianisme, Franz Rosenzweig, auteur de L’Etoile de la rédemption, y renonça et retrouva son être-juif sans pour autant renoncer au savoir ; il créa le 17 octobre 1920 à Francfort ce lieu inédit voué à l’étude, à sa puissance de renouvellement, mais loin des sentiers académiques, sans jamais devenir une école ou une secte. Gilles Hanus retrace avec précision toutes les étapes de cette expérience grâce notamment à la correspondance de Franz Rosenzweig avec le néokantien Hermann Cohen, et à ses conversations avec son maître et directeur de thèse Friedrich Meinecke. On y voit se déployer une pensée où la connaissance n’est plus un but en soi mais un service. Qu’entend-il par ce « savoir comme service », étant entendu que le savoir en question est le lieu de l’universel ? Une disponibilité absolue, totalement émancipée des institutions qu’elles fussent universitaires, scientifiques, communautaires ou religieuses, afin de répondre aux questions posées par des hommes et non par des savants. Tout pour la vie, rien pour la théorie. Il tient que la nouveauté en philosophie effraie tant l’expert que le profane. Sa disputatio permanente avec son ami Gershom Scholem est passionnante par sa violence (autour, par exemple, de la question de l’intraductibilité de la langue des prières juives), d’autant qu’il se refuse à lui parler de ce qu’il fait car « on ne discute pas avec un nihiliste. Le nihiliste a toujours raison. Si quelqu’un balaie avec sa manche tous les pions de l’échiquier, il m’empêche évidemment de gagner la partie ». Rosenzweig, lui, se veut ni ascète ni fripon, juste serviteur du savoir. Sa maison d’étude a fonctionné durant neuf ans, réunissant selon les années entre 600 et 1000 auditeurs. Agnon, Leo Strauss, Gershom Scholem Erich Fromm Leo Baeck, entre autres, y ont enseigné. Sa mort en 1929 en sonna le glas. Le 19 novembre 1933, la petite communauté d’études rouvrit ses portes symboliquement, et Martin Buber en assura la direction jusqu’en 1938. A la fin de son essai, Gilles Hanus reproduit plusieurs lettres. L’une d’entre elles donne la clef du comportement de Franz Rosenzweig. Elle permet de comprendre ce qui est advenu en lui pour qu’en 1913, année de son basculement, l’historien promis à une belle carrière se fasse philosophe sans avenir académique. Il parle d'un soudain effondrement intérieur, de la conscience du champ de ruines qu’était sa vie, de la disparition de la science comme élément fondamental de son existence ; surtout, il dit que celui qui a conscience de ses talents est perdu s’il leur demeure assujetti ; en se libérant de cette domination (« c’était moi qui les possédait à présent et pas eux qui me possédaient »), il s’est retrouvé enfin grâce à une « poussée obscure » dont tout indique, fort heureusement, qu’elle est irréductible à une explication.
("Un monde disparu (Seuil, 1984) album de Roman Vishniac ; "Peretz Markish, premier à partir de la gauche, avec des écrivains et des acteurs à Moscou en novembre 1937" photo Yvo Archive ; "Franz Rosenzweig" photo D.R.))
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