COUPE-SCOOP : « Libé » provoque une tempête politico-médiatique autour de la rumeur Fabius
"Une information plus un démenti, cela fait deux informations pour le prix d'une". Cet adage, bien connu des journalistes, est généralement évoqué au second degré et accueilli par des sourires entendus. Il est plus rare qu'il soit cité comme un moyen concret de remplir des pages.
La une du Libération de ce lundi, qui a commencé à circuler dimanche soir sur les réseaux sociaux, est un cas d'école, un sujet de déontologie à elle toute seule. Le quotidien consacre son événement du jour au fait que l'avocat de Laurent Fabius a démenti une rumeur faisant état d'une hypothétique enquête non encore publiée de Mediapart sur un éventuel compte en Suisse détenu par le ministre des affaires étrangères. "Mediapart aurait en sa possession les preuves que Laurent Fabius détient un ou plusieurs comptes en Suisse", écrit Libé, qui évoque un rendez-vous entre Fabrice Arfi, le journaliste de Mediapart qui a travaillé sur l'affaire Cuhuzac, et le ministre.
Le coup de Libé, intitulé "Une possible affaire Fabius tétanise l'Elysée", est accueilli avec stupeur par les journalistes qui la découvrent sur Twitter.
Mais le mal est fait. A 23 h 42, l'AFP publie une alerte. Laurent Fabius dément "formellement" la "rumeur, relayée par Libération" dans son édition datée de lundi lui "attribuant un compte en Suisse", et ajoute qu'il engage des poursuites judiciaires. Les sites d'informations de tout le pays (Le Parisien.fr, Le Figaro.fr, Le Monde.fr, Sud-Ouest.fr, Slate.fr, Europe1.fr, La Tribune.fr, etc.) s'engouffrent dans la brèche et se font l'écho du démenti du ministre, bientôt imités par les télévisions et les radios. Pressé de faire la preuve de son innocence, Fabius charge son avocat, Jean-Michel Darrois, de demander formellement à des banques suisses de confirmer qu'il ne possède pas de compte dans leur établissement. Un ministre sommé par un journal relayant une simple rumeur de faire la preuve de son innocence : le procédé ne passe pas dans la profession.
"Ce n'est qu'une rumeur, reconnait sur BFMTV le directeur adjoint de la rédaction de Libération, Sylvain Bourmeau, ancien journaliste de Mediapart. Pour l'instant Mediapart n'a rien publié. Il semble bien que Mediapart explore une piste à ce propos, ce qui l'a conduit à rencontrer le ministre des affaires étrangères, ce qui a conduit le ministre des affaires étrangères à dire au président de la République qu'il n'avait pas de compte en Suisse, ce qui a conduit l'avocat de Laurent Fabius à appeler Libération pour démentir cette rumeur". Sur LCI, Sylvain Bourmeau justifie l'attitude de son journal : "Nous avons fait cette une non pas sur une rumeur mais sur un démenti, car une rumeur n'est pas une information".
Une analyse qu'est loin de partager la rédaction de Libération. La société civile des personnels de Libération a publié lundi le communiqué suivant, intitulé "La faute" :
"La SCPL déplore que Libération ait relayé ce matin une rumeur sans fondement sur un prétendu compte en Suisse de Laurent Fabius, avec pour effet de l'accréditer. Notre travail de journaliste ne consiste pas à rendre publique une rumeur, mais à enquêter pour savoir si elle correspond à des faits. Ce travail élémentaire n'a pas été fait. Il s'agit là d'une faute déontologique grave.
Cet épisode dommageable à l'image de Libération, qui engage la responsabilité de Nicolas Demorand, illustre une nouvelle fois la mauvaise gouvernance du journal. Il confirme l'urgence de l'élection d'un directeur de la rédaction de plein droit, en vertu des statuts de l'entreprise, réclamée depuis le 19 mars par 94 % de l'équipe. A nouveau, la SCPL l'exige dans les plus brefs délais."
La lecture de l'information de Sylvain Bourmeau n'est pas non plus du goût d'Edwy Plenel, fondateur de Mediapart, écoeuré tant par la méthode que par la tentative d'un concurrent de court-circuiter une de ses éventuelles enquêtes en cours.
Edwy Plenel répond à Libé plus en détails sur son blog : "Libération prétend en effet savoir ce qu’il en est des enquêtes en cours de notre rédaction, au point de dévoiler les supposés rendez-vous honorés par tel ou tel d’entre nous. Nous n’aurions jamais imaginé qu’un journal se voulant sérieux puisse ainsi violer le secret professionnel qui protège sources et investigations d’autres confrères".
En 2008, Nicolas Demorand, le patron de Libération avait pourtant parfaitement théorisé ce "journalisme de rumeur, d'échotier", à propos de bruits attribuant son arrivée sur France 2 en 2008 à une décision Nicolas Sarkozy, rappelle Brain Magazine : "Ce sont des échos et des rumeurs qui sont imprimés comme des vérités, les gens les reprennent le lendemain, sans avoir fait l'enquête".
De l'eau a depuis coulé sous les ponts. Mediapart n'a eu de cesse de dénoncer son "isolement" dans l'affaire Cahuzac, et Edwy Plenel a lui-même mis ses confrères et le monde politique sur les dents en annonçant dimanche d'autres révélations à venir : "Mediapart, après cette affaire Cahuzac, va avoir d'autres informations qui vont aller dans ce sens là et qui vont poser cette question, dont je sais le caractère lourd, il nous faut un sursaut démocratique et social", expliquait-il sur France Ô avant d'évoquer "un scandale républicain" car "c'est toute la République qui est concernée".
Interrogé par Le Monde, Nicolas Demorand explique que l'article est "le récit à plat du week-end avec le cheminement d'une rumeur, la manière dont elle circule et les effets qu'elle produit". M. Bourmeau justifie lui aussi, toujours dans les colonnes du Monde, son choix par l'attitude de Mediapart. "C'est rare qu'ils fassent des roulements de tambours en annonçant 'un scandale républicain à venir', insiste-t-il. Aujourd'hui, il suffit que Mediapart s'exprime pour que le monde devienne fébrile. D'une certaine façon, Mediapart fait de la politique, et nous, nous décrivons le champ politique."
Dimanche, Mediapart publiait une enquête (payante) sur Reyl & Cie, l'établissement genevois où ont été transférés les fonds du compte UBS de Jérôme Cahuzac. L'article affirme que "l'établissement financier genevois pourrait bien dissimuler d'autres cas d’évasion fiscale au bénéfice de hautes personnalités françaises. Dont des responsables politiques".
Samedi, Le Monde avait également publié une enquête, intitulée "La boîte de Pandore d'une banque suisse très prisée des VIP parisiens" dans le cadre des "Offshore Leaks" sur cette "officine à laquelle des dizaines de VIP français - hommes politiques de droite comme de gauche, grands industriels et entrepreneurs - se sont durant des décennies adressés en toute confiance".