Héloïse Nez est maître de conférences en sociologie à l’université de Tours. Spécialiste de la démocratie participative et des mouvements sociaux, elle a mené des recherches en Espagne sur le mouvement des Indignés et sur Podemos. Elle a récemment publié l’ouvrage Podemos, de l’indignation aux élections (Les Petits Matins).
Créé en janvier 2014, Podemos a connu une ascension fulgurante. Mais depuis près d’un an maintenant, il est en baisse dans les sondages. Peut-on parler d’un essoufflement de Podemos ?
Il faut d’abord rappeler que Podemos est un parti très jeune, qui n’a pas encore deux ans et qui, aujourd’hui, est au cœur de la campagne électorale. Sur les résultats électoraux, qui sont tout de même des chiffres plus tangibles que les sondages, il n’y a pas d’essoufflement de Podemos. Le premier scrutin auquel le parti prend part, ce sont les élections européennes en mai 2014. Il y totalisait 8 % des suffrages et y fait élire cinq eurodéputés.
Ensuite viennent les élections régionales et municipales en 2015. Sur les quinze régions où ont eu lieu des élections, Podemos arrive en troisième position dans neuf d’entre elles. Et dans le cadre de larges coalitions, il remporte des grandes villes, en particulier Madrid et Barcelone. Cela constitue des scores élevés pour un tout nouveau parti. Et si l’on regarde les sondages, Podemos a augmenté de façon fulgurante de mai 2014 à janvier 2015. Fin 2014-début 2015, il va jusqu’à dépasser le Parti socialiste. Un sondage l’a même placé en première position, devant le Parti populaire.
Certes, depuis janvier, il y a une diminution de Podemos. Mais dans les nombreux sondages publiés plus récemment, la tendance est que Podemos remonterait, que Ciudadanos et le PSOE stagneraient, et que le PP resterait en première position. Donc même dans les sondages, ce n’est pas si évident. Au fur et à mesure de la campagne, il y a une remontée. C’est d’ailleurs un des slogans de Podemos, la « remontada ».
Comment peut-on expliquer l’ascension de Ciudadanos, qui devrait être, selon les sondages, le troisième ou le quatrième parti aux législatives ?
J’ai davantage travaillé sur le phénomène Podemos, mais cette ascension de Ciudadanos est intéressante. C’est un parti catalan, fondé en 2006, qui a commencé à avoir une assise nationale en 2014. On peut en partie comprendre son ascension par le fait qu’une partie de l’électorat prêt à voter pour Podemos, parce qu’il n’en pouvait plus des partis traditionnels, a été finalement attiré par Ciudadanos. Il faudrait vérifier avec des études sociologiques plus poussées, mais un électorat de classes moyennes, plus âgé et plus libéral, a peut-être trouvé en Ciudadanos une autre option du changement, plus proche de ses opinions. J’ajouterai que l’ascension de Ciudadanos est liée à celle de Podemos, au sens où ce dernier a ouvert une brèche. Il a remis en cause le bipartisme, et a montré qu’il y avait un espace pour un nouveau parti politique.
Justement, est-ce que Ciudadanos n’est pas en train de prendre la place de Podemos dans cette brèche et pourrait le remplacer ? Même s’il a un programme libéral, Ciudadanos se situe sur le même créneau que Podemos, en tout cas en ce qui concerne le discours anti-corruption et pour le renouvellement des pratiques politiques.
Ciudadanos ne peut pas remplacer Podemos, parce que les deux partis portent des projets politiques très différents et n’ont pas le même programme. D’un point de vue économique, Ciudadanos est un parti libéral, qui ne remet pas en cause les fondements de la politique économique de Mariano Rajoy. Mais il est vrai qu’en se présentant aussi comme un parti du renouveau, Ciudadanos gêne beaucoup la stratégie de Podemos. Il devient un concurrent direct de Podemos, qui ne peut plus être le seul acteur du changement politique. Désormais, il faut qu’il partage avec un autre parti ce créneau de la lutte pour la transparence et contre la corruption politique.
Peut-être aussi que le message de Podemos commence à être moins populaire, parce que finalement le chômage est en train de baisser, et la situation économique en Espagne semble en relative amélioration.
Il faut être vigilant. C’est vrai que si l’on regarde les données macro-économiques, elles sont assez favorables. Il y a une légère diminution du chômage et une petite reprise de la croissance. Le PP met d’ailleurs en valeur ces chiffres pour défendre sa gestion économique. Mais il n’y a pas non plus un retournement de la conjoncture. La crise économique et sociale a encore des conséquences directes très importantes sur le quotidien des Espagnols. Le chômage reste à plus de 20 %. Et surtout, la reprise de l’emploi se fait au prix de contrats très précaires, liés à la réforme du marché du travail mise en place par le gouvernement Rajoy. Donc, pour l’instant, il n’y a pas un changement au niveau du quotidien des Espagnols qui pourrait faire dire que le message de Podemos ne passe plus. Podemos dit qu’il faut arrêter les expulsions de logements – et il y en a encore beaucoup –, qu’il faut créer de l’emploi – et il y a encore beaucoup de chômage.
Mais le message de Podemos n’a-t-il pas perdu de son crédit à cause de la situation en Grèce ? Dans ce pays, le Premier ministre Alexis Tsipras a été contraint, en juillet dernier, d’accepter les mesures austéritaires imposées par Bruxelles, alors qu’il a été élu sous la bannière de Syriza, parti résolument anti-austérité. En quoi Podemos ferait mieux pour appliquer son programme également anti-austérité ?
Le fait que Tsipras ait été contraint d’appliquer les politiques d’austérité en Grèce fragilise en effet la position de Podemos. Si Syriza avait pu mettre fin à l’austérité, cela aurait pu redynamiser Podemos. Ces deux partis sont très proches sur la stratégie à adopter au sein de l’Union européenne (UE) : rester dans l’euro et dans l’UE, tout en impulsant un changement des politiques économiques pour mettre fin à l’austérité. De son côté, Podemos affirme que si eux arrivent au pouvoir, ils pourront peser davantage dans le rapport de forces, au côté de la Grèce, car l’Espagne représente 12,1 % du PIB de la zone euro, alors que la Grèce, ce n’est que 2,3 %. Mais cette intransigeance vis-à-vis de Syriza, de la part d’Angela Merkel et des gouvernements libéraux en Europe, était bien volontaire. Leur stratégie était d’envoyer un message aux Grecs, mais aussi aux Espagnols, pour montrer qu’il n’y avait pas d’alternative possible.
Est-ce que l’arrivée de Podemos, puis de Ciudadanos, dans l’échiquier politique a eu un impact sur les autres partis ?
Absolument. Il y a eu un renouvellement et un rajeunissement des élites politiques. L’an dernier, le PSOE a remplacé son vieillissant secrétaire général, Alfredo Pérez Rubalcaba (64 ans) par le plus jeune Pedro Sanchez (43 ans). De même à Izquierda Unida (Gauche unie, coalition autour du Parti communiste). Même le roi Juan Carlos a passé la main à son fils Felipe VI ! Cela a aussi eu un impact sur les pratiques politiques. Les débats électoraux se sont déroulés entre trois ou quatre candidats, alors qu’auparavant, il n’y avait que des débats à deux candidats. C’est une forme de reconnaissance des nouveaux partis, et cela signe la fin du bipartisme. Cela a été le cas dès les régionales. Le PSOE et le PP y sont arrivés en tête, mais sans recueillir la majorité absolue. Ces deux partis ont donc été contraints de passer des alliances, soit avec Ciudadanos, soit avec Podemos, pour l’investiture. Même si Podemos n’arrive pas au pouvoir, il y a eu de fait, grâce à ce parti, un changement radical dans la façon de faire de la politique en Espagne.