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Dans un chat sur LeMonde.fr, Julien Damon, professeur associé à Sciences Po et auteur de La Question SDF (PUF, 2002), estime que la réquisition de logements privés vacants"n'a jamais marché et ne pourra jamais marcher".
Paul : Pourquoi ce problème de l'hébergement d'urgence se pose-t-il chaque année dans les mêmes termes au moment des premiers froids ? C'est une chose impossible à anticiper ?
Julien Damon : C'est vrai que depuis une vingtaine d'années, on appelle cela la politique du thermomètre. Parce que au début des années 1980 l'Etat a réagi en urgence au problème des sans-abri, avec la mise en place de places pour l'accueil de ceux qu'on a appelés les SDF. Et chaque année, le système politique d'urgence a été reconduit.
Sous deux modules : d'abord, l'ouverture toute l'année d'une partie des places qui avaient été débloquées pour l'hiver ; et d'autre part, l'ouverture de nouvelles places chaque années, au début de l'hiver. Cela a quelque chose d'agaçant et d'étrange, parce qu'on a le sentiment de ne pas progresser, alors qu'en réalité, chaque année, on a toujours fait davantage.
Paul : Connaissons-nous le nombre exact de personnes sans-abri ?
La réponse est non, absolument non. Pour deux grandes raisons. La première, c'est qu'il est très difficile d'opérer un recensement en fonction de définitions des populations sur lesquelles toute le monde serait d'accord.
Et ensuite parce que, en France, nous n'avons pas fait - et ce nous, c'est l'Etat avec le secteur associatif et avec les villes - cet effort de connaissance, qui a pourtant eu lieu dans bien d'autres pays, de l'Allemagne aux Etats-Unis en passant par le Royaume-Uni.
Autre point très important : dans la plupart des pays où il existe un système de décompte, d'évaluation de cette population sans abri, c'est aux échelles locales, à l'échelle des villes que l'on a les estimations les plus solides du nombre de personnes concernées.
Et en France, vieux pays jacobin, même sur ce dossier, on court après une estimation nationale. Maintenant, la réponse à la question : combien y a-t-il de sans abri en France ? n'a toujours pas de réponse précise, et c'est désolant.
Léo : Et une estimation ?
Pour être précis, il y a eu une enquête nationale réalisée par l'Insee en 2001, et qui donne une estimation solide de la population "sans domicile", les personnes à la rue ou bien dans les centres d'hébergement qui sinon seraient à la rue. Il y a avait ainsi une estimation en 2001 d'environ 86 000 personnes sans domicile. Mais c'était il y a onze ans. Depuis lors, la population s'est certainement très largement transformée.
Aujourd'hui, aucun des chiffres annoncés - 130 000 personnes sans abri - ne vaut quoi que ce soit. Ils ne sont appuyés sur aucune méthode sérieuse.
Sy : Le problème de l'hébergement des SDF, est-ce juste une question de moyens financiers ? Ou est-ce lié une mauvaise organisation ?
C'est fondamentalement une question d'organisation, puisqu'en France - et en particulier à Paris, où le problème se pose de façon criante - nous sommes dans un des pays et une des villes où les dépenses publiques sont en la matière les plus élevées.
Chaque année, depuis un quart de siècle, on a dépensé davantage pour héberger et accueilir les sans-abri, et chaque année, on a les mêmes polémiques et les mêmes questions qui surgissent. Donc avant d'être une question de moyens, c'est une question d'efficacité.
Paul : Les associations n'ont-elles pas intérêt à ne pas donner clairement les chiffres de personnes accueillies pour recueillir davantage de subventions ? N'est-ce pas une perversion du système ? C'est à l'État d'agir, non ?
Je pense que les opérateurs (collectivités locales, associations) ont tout intérêt à annoncer des chiffres très élevés. C'est valable pour n'importe quelle question sociale : si vous voulez que le sujet contre lequel vous combattez soit pris en compte et en charge, il faut annoncer des chiffres proches de la catastrophe.
Maintenant, cela fait vingt ou trente ans que l'on raconte parfois absolument n'importe quoi. C'est en effet à l'Etat et aux villes d'opérer deux choses : des recensements sérieux du nombre de personnes concernées (à la rue), et de produire des systèmes d'information efficaces et obligatoires permettant de recenser le nombre de personnes qui passent par les services payés sur fonds publics.
Greg : Est-ce vrai que le coût annuel de l'hébergement d'urgence en Ile-de-France est pratiquement le même que celui destiné à la construction de logements sociaux ? Si oui, n'est-ce pas un peu absurde ?
Globalement, les masses financières sont en effet comparables. Le point crucial pour montrer qu'il y a incontestablement absurdité, c'est de savoir à qui est destiné le logement social. Ce n'est pas simple.
Historiquement, en France, on a fait le choix d'un logement social destiné aux classes moyennes salariées, et pas aux personnes privées de logement. De plus en plus, depuis vingt ou trente ans, on cherche à réformer le système du logement social pour y accueillir des personnes sans abri.
C'est une logique qui a été baptisée "logement d'abord", soutenue par l'Etat depuis cinq ou six ans maintenant. Mais il est vrai que les masses financières montrent clairement le caractère à bout de souffle, à la fois du logement social et du système d'hébergement d'urgence.
Jean-Paul : Si c'est une question d'efficacité, qui est selon-vous responsable de ces échecs ? Y-a-t-il des intérêts cachés ?
Je pense que le secteur associatif, financé à 100 % sur fonds publics, aurait intérêt à accepter la réforme pour véritablement être efficace et soit être nationalisé, soit être mis en concurrence avec des entreprises privées, soit se réformer intégralement pour ne plus être financé totalement sur fonds publics.
Maintenant, le secteur associatif n'est pas le seul en cause. Le principal "coupable" est bien l'État en France, qui ne tape pas assez fort du poing sur la table pour dire ce qu'il attend, pour énoncer ses objectifs (zéro SDF était à mon sens un excellent objectif à se donner). L'État en France vit sur la fiction de pouvoir faire ce qui, à mon sens, devrait ressortir de deux autres échelles : la première, c'est celle des collectivités locales, et la deuxième, c'est l'UE, puisque dans un espace Shengen ouvert, la question des sans-abri n'est plus nationale, mais européenne.
Sylvain : "La dimension européenne est capitale": Pourquoi n'y a-t-il pas déjà d'accord entre les États membres ? Y-a-t-il des divergences entre les États ?
Oui, il y a de puissantes divergences, pour reprendre mon expression, les villes jouent au ping-pong, mais c'est également le cas des Etats membres. Ce n'est pas explicite, évidemment, mais les Etats faisant plus ou moins d'efforts, il s'agit de faire partir leurs "indésirables" pour qu'ils se retrouvent ailleurs, mieux accueillis.
Pour illustrer, c'est le cas de la Roumanie ou de la Bulgarie avec les populations Roms, mais aussi du Pays-Bas, où, pour bénéficier de l'hébergement d'urgence, il faut être depuis plus de deux ans en règle sur le territoire. Donc il n'y a absolument pas les mêmes efforts qui sont entrepris.
BB : Une politique de réquisition des logements vacants, demandée par les associations, a-t-elle un sens ? Ou est-ce juste un signe politique?
C'est incontestablement un signe politique. Il faut se rappeler que cela a déjà été tenté par deux fois : d'abord à la fin des années 1980 avec un gouvernement de gauche, ensuite au milieu des années 1990 avec un gouvernement de droite.
Mais cela coûte très cher, de réquisitionner, cela donne une image de volontarisme de la part de l'Etat, mais ça n'a jamais marché. Et il faut dédommager les propriétaires, cela produit un contentieux juridique effroyable, et cela décourage les investisseurs.
Je pense que la meilleure des solutions, ce serait que les collectivités locales et/ou l'Etat se réquisitionnent eux-mêmes plutôt que de faire peur aux investisseurs (des individus ou des institutionnels).
Visiteur : Le chiffre de 100 000 logements vacants, avancé par l'association Droit au logement (DAL) vous semble-t-il plausible ?
Sur le nombre de logements vacants, le DAL avait trouvé un bon slogan : "2 millions de mal-logés, 2 millions de logements vacants". C'est une équation qui paraît simple à résoudre. Mais une des difficultés est que la vacance de logements, c'est souvent à des endroits où il n'y a pas de demandes de logements, ce sont aussi des logements impropres à l'habitation parce qu'ils sont dégradés, et c'est enfin une vacance "normale" qui correspond à des délais entre le fait de voir un locataire s'en aller et le fait de voir un nouveau locataire arriver. Donc la réquisition, ça n'a jamais marché et ça ne pourra jamais marcher.
HG : Un gouvernement de gauche agit-il de façon différente pour l'hébergement des SDF qu'un gouvernement de droite ?
La réponse est non. Pour le démontrer, il suffit de regarder tout ce qui s'est fait depuis le tout début des années 1980, ça a été systématiquement dans une même logique consistant à développer les services d'accueil et d'hébergement. Evidemment, la gauche au pouvoir étant critiquée par la droite dans l'opposition (et vice-versa), mais jamais il n'y a eu rupture ou changement dans la dynamique générale de développement des réponses en urgence.
Cela se vérifie par les termes que l'on trouve dans les circulaires, qui ne changent que marginalement d'une année à l'autre, quelle que soit la majorité en place. Et cela se vérifie aussi par la croissance, chaque année, des budgets affectés à cette politique.
Julien : Pour vous, l'objectif "zéro SDF" est donc quelque chose de possible ?
C'est possible. Maintenant, la question est de savoir qui sont les sans-abri. Et je pense qu'il est tout à fait possible de n'avoir personne qui dort dans les rues, et ce, sans être dans un Etat autocratique.
Si on n'arrivera pas forcément à zéro personne dormant dans la rue, on peut au moins diminuer drastiquement le phénomène, comme ceci a pu être observé à Londres, dans les grandes villes des Pays-Bas, ou bien en Finlande, ou encore en Irlande, là où les autorités se sont fixé des objectifs "d'éradication du sans-abrisme".
S'il restera probablement toujours, une nuit donnée, des gens qui se retrouvent, hélas, dans la rue, on peut beaucoup mieux faire. Et pour mieux faire et pour mesurer des résultats, il n'y a rien de mieux que de se fixer des objectifs quantifiés.
Christopher : Vous parliez de mise en concurrence des associations avec des entreprises privées : est-ce qu'une doctrine libérale est la plus à même de résoudre ce qui relève du social ?
Sur le plan général, je ne saurais répondre. En tout état de cause, la logique qui, il est vrai, est d'ordre libéral en la matière dans les couloirs de la Commission européenne, consiste à dire que les opérateurs doivent être mis en concurrence pour permettre plus d'efficience de la dépense publique. Ceci, en France, nous choque pour les questions de sans-abri, nous fait avoir des débats mais ne nous choque pas pour les crèches, ou encore pour les maisons de retraite.
Donc pourquoi pas ? Vous avez bien des entreprises privées qui exploitent des prisons ou des hôpitaux. Pourquoi cela ne pourrait-il pas être le cas pour la gestion des sans-abri. Je ne sais pas si c'est LA solution, mais c'est en tout cas une option sérieuse.
Visiteur : De quel modèle pourrait-on s'inspirer ?
D'abord, j'aimerais souligner que la France, à ce sujet, est un modèle. Pas un modèle d'efficacité, mais certainement de générosité et de tolérance. Après cela, je pense qu'il nous faut regarder ville par ville la façon dont la question des sans-abri est traitée. Je pense alors que Londres, Stockholm, San Diego, Amsterdam sont des villes qui, chacune à leur manière, dans des contextes différents, ont sur les dix ou vingt dernières années fait montre d'innovation et d'efficacité.
Maintenant, je parle là avec un parisianisme qui est clair. La question des sans-abri à Nantes, à Marseille ou à Lille peut présenter autant de différences avec Paris que Paris avec San Diego ou Stockholm.
Je pense vraiment que les sans-abri, c'est une question à la fois locale et européenne.
Sylvie : La proportion de SDF refusant un hébergement est-elle connue ? est-ce marginal ?
Mathilde : Faut-il contraindre les SDF à dormir en foyer en hiver ?
Sur le non-recours aux services, la part des sans-abri qui refusent les offres qui leur sont faites : on ne la connaît pas, puisqu'on ne connaît pas la taille de la population des sans-abri.
En revanche, puisqu'elle refuse la prise en charge et reste à la rue, c'est une population qui est très visible. C'est même la population des sans-abri les plus en difficulté. On n'en connaît pas la proportion, mais c'est cette population que les différents services s'évertuent à essayer de toucher.
Et il y a un lien avec la deuxième question, celle du niveau de coercition que l'on doit faire peser sur les personnes sans abri. Je pense en effet que, hiver comme été, on devrait davantage contraindre les personnes à accepter ce qui leur permet d'être sauvées, que ce soit immédiatement, du froid, et surtout, du fait que rester dans la rue, c'est continuer à voir votre situation se dégrader.
Patrick T. : De la même manière qu'il y a une sécurité sociale, un droit à la retraite, pourquoi n'y a-t-il pas un droit au logement ? Un logement tout simplement offert par l'Etat aux sans abris.
Visiteur : Où en est-on du DALO (Droit au logement opposable) ?
Il est tout à fait judicieux, à mon sens, de considérer la question du logement comme une question de sécurité sociale, c'est-à-dire avec des mécanismes d'assurance obligatoire et une opposabilité (comme il y a des tarifs opposables en assurance-maladie) permettant à chacun de pouvoir disposer d'un toit de qualité.
Maintenant, je ne pense pas que l'Etat doive "offrir" un logement. Il faut que nous puissions nous assurer, cotiser, afin de pouvoir avoir les allocations-logement qui nous permettent de trouver ce dont nous avons besoin en termes de logement.
Le DALO est une machinerie bureaucratique qui ne fonctionne pas bien, c'est le moins que l'on puisse dire. Le grand sujet, en termes de sécurité sociale du logement, est celui de savoir qui doit avoir la priorité dans le logement social.
Visiteur : Pouvez-vous préciser quelles sont les mesures prises par ces villes européennes que vous évoquiez comme modèles possibles ? Pourquoi sont-elles efficaces ?
Première chose : ce sont des collectivités locales qui toutes se sont donné des objectifs quantifiés de résolution du problème, qui se sont dotées de systèmes d'information qui permettent d'évaluer assez précisément les évolutions du phénomène. Et ce sont des collectivités locales où la responsabilité et la prise en charge leur sont clairement attribuées.
Dernière chose essentielle : il n'y a pas de dispersion des services, tout est coordonné de façon simple sous la responsabilité de la ville. Les opérateurs ne se marchent pas sur les pieds comme ce peut être le cas dans de grandes villes françaises.
Visiteur : Nous parlons ici d'hébergement de SDF mais il y a t-il une différence entre SDF et sans papier clandestin ? Sont ils logés à la même enseigne ?
Julien : Est-ce que le problème de l'hébergement d'urgence est lié au problème de l'hébergement des sans-papiers ? Régulariser permettrait-il de libérer des places ?
Dans les centres d'hébergement d'urgence parisiens, la moitié des personnes actuellement accueillies sont sans papiers. Pour ce qui concerne l'hébergement de plus long terme, d'insertion, on a distingué à la fin des années 1990, pour des raisons juridiques, ce qui était l'accueil des sans-abri, d'une part, et l'accueil des demandeurs d'asile, d'autre part.
En réalité, c'est concrètement la même chose : ce sont des gens défavorisés, en difficulté de logement, avec des situations de régularité sur le territoire qui ne sont pas les mêmes, mais dont les conditions au quotidien se ressemblent.
Et c'est pour cela que la dimension européenne est capitale. La France étant le pays qui enregistre le plus de demandes d'asile et qui, malgré ce que l'on pense parfois, est l'un des plus généreux à l'égard des sans-papiers, ne peut pas agir sans les autres Etats membres de l'Union.
En un mot, que ceci soit terrible ou formidable, sans-papiers et sans-abri, c'est de plus en plus la même chose.
Elen : Est-ce qu'il existait autrefois des amortisseurs avant de se retrouver à la rue (comme des hôtels ou pensions à bas coûts) qui ont disparu aujourd'hui ?
Oui. Les villes s'étant embourgeoisées, les coûts du foncier et de l'immobilier ayant tellement augmenté, il n'y a plus cette offre, qui permettait d'amortir la situation.
Mais je ne sais pas s'il faut la rétablir, car il y a la question : "Qui doit-on loger dans le logement social ?", et une autre "Où doit-on loger les personnes sans logement ?". Pour Paris, par exemple, l'offre est très limitée, mais la demande est quasi infinie. Pour caricaturer, tout le monde aimerait avoir un logement social dans les bâtiments réhabilités de La Samaritaine, et personne ne veut se retrouver dans les grands ensembles dégradés. Derrière ces questions un peu provocantes se pose la question de la réforme du modèle français du logement social.
Visiteur : Les réflexions à mener pour améliorer la situation française peuvent-elles se passer d'une réflexion sur l'aménagement des aires urbaines et suburbaines, bref urbanistique?
Les frontières administratives n'ont pas grand sens au quotidien pour n'importe quel habitant, elles en ont encore moins pour ceux qui n'ont pas de logement. Donc il est certain que ce ne sont pas les frontières administratives des villes qui comptent, mais celles des métropoles.
A défaut, que se passe-t-il ? Les villes jouent "au ping-pong" et se renvoient les personnes, les problèmes, les responsabilités.
Visiteur : Si la situation économique s'aggrave, le risque n'est-il pas que les moyens mis en place deviennent moins efficaces ? Et qu'on atteigne un point critique comme à l'hiver 54 ?
La comparaison avec l'hiver 1954 est souvent faite, période dite d'insurrection de la bonté, mais la situation n'a absolument rien à voir. En 1954, la moitié de la population en France aurait été éligible au droit au logement opposable.
Deuxième chose : je pense que la crise viendra plutôt de la crise des finances publiques. Il faudra nécessairement rationaliser un budget qui n'a fait qu'augmenter et dont on ne peut pas dire qu'il atteigne ses ambitions, puisqu'il semble qu'il y ait toujours plus de personnes à la rue, et nous avons toujours les mêmes polémiques. Je pense que la rationalisation est nécessaire et inévitable. Cela ne veut pas dire qu'on dépense trop, mais qu'il faut que l'on dépense beaucoup mieux.