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La victime et la preuve du harcèlement moral
26 Lundi mar 2012 lien
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2e volet consacré au harcèlement en droit du travail (cliquez ici pour lire l’article consacré à la détermination de la victime de harcèlement en droit du travail).
Le principe en droit français est que celui qui se prétend lésé doit en apporter la preuve. Aux termes de l’article 1315 alinéa 1er du code civil, “Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver“. L’article 9 du code de procédure civile énonce qu’« Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention ». La charge de la preuve incombe au demandeur.
En droit du travail, ce principe prend une tournure parfois délicate pour le salarié qui, placé dans un lien de subordination vis-à-vis de son employeur, n’est pas toujours en mesure d’apporter une preuve à l’appui de ses prétentions. Par exemple, comment obtenir le témoignage de collègues eux-mêmes placés sous un lien de subordination? S’attirer la sympathie de couloir des collègues avec qui on travaille ou on a travaillé est une chose, obtenir des attestations en est une autre. Même si la loi les protège (article L. 1152-2 du Code du travail), les gens ont peur de perdre leur emploi en apportant leur concours.
En matière de harcèlement moral, on est en face d’une difficulté supplémentaire car ce type de harcèlement a un aspect subjectif. La difficulté de caractériser l’existence d’un harcèlement moral peut même tenir au fait que la victime ne comprend pas pleinement la situation de danger dans laquelle elle est enfermée. Comme la situation de harcèlement moral perdure dans le temps[1] et que les moyens employés sont multiples, la victime peut percevoir la situation dans laquelle elle se trouve comme revêtant une certaine normalité, même si cette “normalité” la met dans un état de stress avancé. Le sentiment d’être une victime est associé à celui de culpabilité, de peur et de déni de soi. Le salarié qui doute de ses capacités professionnelles est moins enclin à détecter une situation de harcèlement moral.
Conscient de ces difficultés, le législateur a aménagé la preuve du harcèlement au civil en faveur de la victime (Article L.1154-1 du code du travail). La victime doit rapporter des éléments de fait permettant de présumer l’existence d’un harcèlement, comme par exemple, des témoignages, des certificats médicaux, des notes de service, des messages électroniques envoyés soit par le biais d’un ordinateur, soit d’un téléphone etc. Ces éléments doivent être précis et concordants et doivent être examinés dans leur ensemble par le juge (Cass. soc. 29 septembre 2011, pourvoi n°09-43218). Tout salarié qui a un doute sur sa situation devrait avoir le réflexe de tout consigner par écrit et de ne jamais supprimer un mail ou jeter une note ayant un caractère agressif ou harcelant car c’est l’accumulation de toutes ces petites choses qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral et pas seulement une saute d’humeur passagère ou un coup de stress ponctuel.
Dans un arrêt du 29 septembre 2011 (pourvoi n°10-12722) , la Cour de cassation a considéré que la production par une salariée se disant victime d’un harcèlement moral de la lettre de licenciement de sa supérieure hiérarchique mentionnant “nous vous notifions votre licenciement motivé par votre attitude générale incompatible avec les fonctions d’une directrice de région, qu’en réponse aux questions et attentes de votre équipe, vous avez adopté un comportement agressif et dévalorisant qui se traduisait, notamment, par la profération de propos tels que «vous me faites chier», «cela ne pourra jamais marcher avec vous car je ne vous ai pas choisis et je ne vous ai donc pas formés à mon image», de déresponsabilisation, notamment en invitant régulièrement les délégués pharmaceutiques à s’adresser à la direction, que vos pratiques managériales, non conformes aux valeurs de notre entreprise, se traduisaient non seulement par des propos dévalorisants et vulgaires (“C’est un travail de merde”, «Sortez-vous les doigts du cul et “allez bosser”») mais aussi par l’instauration d’une mauvaise ambiance de travail au sein de votre équipe” caractérise un élément de fait laissant présumer l’existence d’un harcèlement.
Il appartient ensuite à la personne accusée de harcèlement d’apporter la preuve que les agissements ne sont pas constitutifs d’un harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement[2]. Au vu de tous ces éléments, le juge doit former sa conviction sur l’existence ou non d’une situation de harcèlement. Un tribunal, saisit d’une demande en dommages-intérêts introduite par un salarié se prétendant être la victime d’un harcèlement moral, peut d’ailleurs prendre en compte des sanctions disciplinaires amnistiées pour prouver son préjudice[3]. L’existence d’un nombre très important de sanctions disciplinaires peut prouver l’acharnement de l’employeur contre la victime.
La reconnaissance d’une situation de harcèlement était laissée à l’appréciation souveraine des juges du fond. Jusqu’à récemment, la Cour de cassation refusait de contrôler la qualification que les juges du fond donnaient aux faits présentés par la victime[4], même si, elle semblait apprécier « indirectement la qualification opérée (…) en vérifiant la pertinence de leur motivation sur les circonstances révélatrices de la gravité des agissements constitutifs du harcèlement moral[5] » de la victime. Par quatre arrêts du 27 octobre 2008, la Cour de cassation a marqué une évolution, en précisant la méthode à suivre par les juges du fond pour rechercher la preuve de l’existence d’un harcèlement dont le salarié se prétend être victime. Le salarié qui s’estime victime doit apporter au juge des éléments qui laissent présumer une situation de harcèlement, à charge pour le juge de vérifier si les éléments sont établis[6]. Il y a donc, dans un premier temps, un contrôle sur la preuve des faits invoqués par le salarié se prétendant être la victime d’un harcèlement[7]. Dans l’hypothèse où les faits sont établis, il appartient au juge de déterminer si ces éléments laissent présumer une situation de harcèlement, à charge pour la Cour de cassation « d’exercer son contrôle sur le point de savoir si les faits établis n’étaient pas de nature à faire présumer un harcèlement moral[8] ». L’employeur doit prouver que « ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement[9] ». Dans l’une des espèces ayant donné lieu à ce principe, les agissements de l’employeur étaient justifiés par la situation économique de l’entreprise et la nécessité de sa réorganisation. A l’instar de la chambre criminelle de la Cour de cassation[10], la chambre sociale s’engage donc sur la voie du contrôle de la qualification des éléments constitutifs d’un harcèlement qu’il soit moral ou sexuel. Ce contrôle devrait avoir pour effet d’unifier la jurisprudence divergente des juges du fond sur la question du harcèlement[11], à l’avantage ou au détriment de la victime, selon la philosophie de la juridiction devant laquelle la demande était formulée, mais certainement au bénéfice du sentiment d’équité, même si en réalité, très peu d’affaires vont en cassation. Ce contrôle devrait avoir pour effet de donner un cadre même s’il n’en résulte pas de réelle unification jurisprudentielle. En tout état de cause, depuis l’adoption de cette ligne jurisprudentielle, la Cour de cassation est venue préciser à différentes occasions si les situations présentées à elles pouvaient être qualifiées ou non de harcèlement moral[12].
[1] Même si la Cour de cassation a récemment décidé que la période harcelante n’avait pas besoin d’être longue Cass. soc. 26 mai 2010, préc.
[2] Art. L. 1154-1 du Code du travail.
[3] Cass. Avis 21 décembre 2006, Bull. 2006 avis, n°12, p. 17, Dr. Soc. 2007, p. 653, note J. Savatier ; Droit du travail : les arrêts décisifs 2006-2007, p. 85. Arrêt préc.
[4] Cass. soc. 27 octobre 2004 : Bull. civ. V, n°267 p. 243 ; Dr. Soc. 2005, p.100, obs. C. Roy-Loustaunau ; SS Lamy, N°1193, p. 11 ; Liaisons sociales, jurisp., n°895, p. 2 ; Cass. soc. 23 novembre 2005 ; Dr. Soc. 2006, p. 229, obs. J. Savatier. A l’inverse sur le contrôle exercé par la Chambre criminelle, cass. crim. 21 juin 2005 : Bull. crim., n° 187 p. 661.
[5] C. Roy-Loustaunau, à propos de Cass. soc. 27 octobre 2004, Dr. Soc. 2005, p.101.
[6] Cass. soc. 24 septembre 2008, Guérin, pourvoi n° 06-45579: Bull. civ. V, n°175 ; Dr. Soc. 2009, p. 59 ; J. Savatier, A propos du contrôle de la Cour de cassation sur les décisions judiciaires en matière de harcèlement moral, Dr. Soc. 2009, p. 57 ; P. Adam, La Chambre sociale de la Cour de cassation exerce son contrôle sur la qualification de harcèlement moral : un revirement, pourquoi pas, pourquoi faire ?, Dr. Ouv. 2008, p. 545.
[7] J. Savatier, A propos du contrôle de la Cour de cassation sur les décisions judiciaires en matière de harcèlement moral, Dr. Soc. 2009, p. 58.
[8] Cass. soc. 24 septembre 2008, Amblard c/ RATP, pourvoi n° 06-45747 et 06-45794: Bull. civ. V, n°175 ; Dr. Soc. 2009, p. 61 ; J. Savatier, A propos du contrôle de la Cour de cassation sur les décisions judiciaires en matière de harcèlement moral, Dr. Soc. 2009, p. 57 ; P. Adam, La Chambre sociale de la Cour de cassation exerce son contrôle sur la qualification de harcèlement moral : un revirement, pourquoi pas, pourquoi faire ?, Dr. Ouv. 2008, p. 545.
[9] Cass. soc. 24 septembre 2008, Bourdin, pourvoi n° 06-43504 : Bull. civ. V, n°175 ; Dr. Soc. 2009, p. 60 ; J. Savatier, A propos du contrôle de la Cour de cassation sur les décisions judiciaires en matière de harcèlement moral, Dr. Soc. 2009, p. 57 ; P. Adam, La Chambre sociale de la Cour de cassation exerce son contrôle sur la qualification de harcèlement moral : un revirement, pourquoi pas, pourquoi faire ?, Dr. Ouv. 2008, p. 545
[10] Cass. crim. 21 juin 2005 : Bull. crim. n° 187 p. 661.
[11] A. Martinel, Conseiller référendaire à la Cour de cassation, Harcèlement moral et contrôle de la Cour de cassation, SS Lamy, 29 septembre 2008, p. 6.
[12] Doit par exemple recevoir la qualification de harcèlement moral, « l’acharnement de l’employeur » caractérisé par « la succession de procédures de licenciement exercées à l’encontre » de la victime ainsi que la diminution de ses responsabilités. Dans cette espèce, il s’agissait d’une attitude discriminatoire et de harcèlement moral vis-à-vis d’un salarié protégé. Cass. soc. 19 mai 2009, pourvoi n° 07-41084.