Quand on demandait à Sir Christopher Lee quel était selon lui son meilleur film, il ne citait pas le rôle qui l’a rendu célèbre, toutes dents sanguinolentes dehors, du compte Dracula, ni celui de l’odieux Saroumane dans le Seigneur des anneaux qui lui a permis d’être encore dans la course à un âge très avancé, mais, nettement plus surprenant et moins légendaire, le biopic Jinnah (1998) de Jamil Dehlavi, où il joue Muhammad Ali Jinnah, leader de la All-India Muslim League et fondateur du Pakistan en 1947 ! «Mon meilleur film, disait-il, le plus chargé en responsabilité et qui n’est même pas sorti en salle.» Le tournage fut pourtant mouvementé parce que des radicaux nationalistes l’avaient menacé, ainsi que toute l’équipe, ne comprenant pas que le père de la «nation des purs» soit interprété par Dracula.
Ce qui frappe en contemplant cette carrière au long cours pleine de tant de navets (par exemple une coproduction anglo-germano-sud-africaine, Albino de Jürgen Goslar, au pitch éloquent : «Un dirigeant colonial de police en Rhodésie recherche un terroriste albinos qui a violé et a assassiné sa fiancée»), c’est l’invraisemblable capacité de survie de Lee au n’importe quoi pléthorique dans lequel il s’est ébroué librement en cachetonnant comme un perdu là où d’autres (son pote Peter Cushing notamment) se sont embourbés sans recours.
Les soutiers du sous-produit fantastico-horrifique
Il a su marquer durablement les personnages qu’il a endossés, indépendamment de la qualité artistique des films eux-mêmes, peut-être parce qu’il n’a jamais cessé de les prendre au sérieux. Comme ce sera le cas aussi du cinéaste Terence Fisher, ami et mentor, au sein de la Hammer. Les mecs ne rigolaient pas, ils étaient emportés dans un tourbillon de productions fauchées, fabriquant des situations horrifiques à la chaîne mais avec une implication poétique, une foi dans le pouvoir d’emprise des images sur l’imaginaire collectif qu’il valait le coup de ne pas salir avec des mauvaises idées ou de fausses grimaces. L’amitié solide que nouera Lee avec Boris Karloff, Vincent Price et Peter Cushing, trois autres soutiers du sous-produit fantastico-horrifique, est emblématique de cet état d’esprit qui touchera aussi la nouvelle génération des fans qui, de Tarantino à Burton en passant par Guillermo Del Toro ou Peter Jackson, reconnaîtront en eux des héros excentriques et paradoxaux, d’autant plus excitants qu’ils étaient dans des zones que la cinéphilie classique ne pouvait pas légitimer.
Rien ne prédisposait Christopher Frank Carandini Lee, né le 27 mai 1922 à Belgravia, près de Londres, à la carrière d’acteur détraqué. En effet, son père est colonel dans le 60e corps d’artillerie royale et sa mère est une aristocrate, la comtesse Estelle-Marie Carandini Di Sardanzo. Si bien que le jeune Lee fréquent les meilleures institutions huppées, le collège militaire de Wellington, l’université Eton, où il est un élève brillant qui bouffe du latin et du grec classique et dont il sortira polyglotte (il parle français, russe, italien, allemand…), et lettré (il restera un grand lecteur). La guerre l’entraîne dans les rangs de la Royal Air Force, il fait de l’espionnage, parachuté pour plusieurs missions à risques au-delà des lignes ennemies en Italie et en Afrique du Nord. Démobilisé, quelques médailles sur la poitrine et le rang de lieutenant sur son livret militaire, il est pistonné par un ami de la famille, le président de la compagnie Alitalia, qui connaît un ponte à la florissante boîte de prod anglaise, The Rank Organisation, où il décroche un contrat de sept ans. Pendant ces années où il vit dans le quartier de Chelsea, Lee acceptera toutes sortes de panouilles de seconde zone dans des films d’aventure ou de cape et d’épée.
Canines en plastique
L’année de bascule pour Lee est 1957, grâce au premier rôle dans The Curse of Frankenstein, puis un an plus tard, Horror of Dracula, les deux signés Terence Fisher. La figure glaçante du vampire des Carpates est investie par Lee d’une forte charge d’érotisme et d’ambiguïté : Lee l’a rendue baisable, ouvrant la voie à de futures rêveries érotico-morbides dans les seventies. Il interprétera le rôle une bonne dizaine de fois. L’acteur fulminait souvent contre l’absence de dialogues dignes de ce nom, il avait le sentiment qu’on ne lui donnait rien à jouer, sinon à rouler des yeux et retrousser ses lèvres sur des canines en plastique peinturlurées de rouge.
Le mythique studio Hammer se félicite des succès publics du Dracula – le film avait coûté 82 000 livres sterling (113 000 euros) et en avait rapporté 26 millions (35 millions d’euros), le cachet de la «star» se serait élevé à 750 livres ! –, et les contrats pour Lee s’enchaînent, il est recouvert de bandelettes dans le rôle-titre de The Mummy (1999), il interprète Sir Henry Baskerville dans le Chien des Baskerville, d’après Conan Doyle, et celui tant convoité de Sherlock Holmes ne lui échoit que trois ans plus tard (Sherlock Holmes and the Deadly Necklace, du prolifique Terence Fisher, en 1962).
Voyages et porno soft
On le retrouve Russe mystique, comploteur, barbu et cheveux long dans Raspoutine, le moine fou de Don Sharp, puis fourbe chinois dans la série des Fu Manchu ou encore scientifique azimuté dans I Monster, relecture de Dr. Jekyll et Mr. Hyde. «Eugénie couche avec une jeune femme et un homme. Plus tard, elle apprend que l’homme en question n’est autre que son père. Alors qu’elle agonise à l’hôpital, elle accepte de raconter son histoire à un étranger à condition qu’il l’achève à la fin de leur entretien…», le pitch d’Eugénie de Sade de Jesús Franco, lointainement inspiré de la Philosophie dans le boudoir de Sade, permet à Lee d’aller passer quelque temps en Espagne et de tourner dans ce qui est de toute évidence un porno soft. Mais en entretien il assurera qu’il n’en avait pas la moindre idée, faisant mine d’être choqué. Hercule contre les vampires, la Vierge de Nuremberg, la Maison qui tue… Christopher Lee ne ménage pas sa peine, voyage beaucoup, tourne trop en France, dans les Balkans, en Russie, en Nouvelle-Zélande, au Pakistan…
Dans ce fatras, il a quand même la chance de croiser la route de Nicholas Ray (Amère victoire), John Huston (Moulin Rouge, il interprète le peintre Seurat), Billy Wilder (la Vie privée de Sherlock Holmes) et, plus tard, dans une phase de résurrection après une longue traversée du désert, Tim Burton ou Peter Jackson. L’un de ses films les plus marquants, The Wicker Man de Robin Hardy (1973), est une méditation sur l’entropie sociale et l’intégrisme halluciné. Lee y interprète un aristocrate fou les cheveux hérissés sur la tête, se livrant à toute sorte de rites païens et sacrificiels. La séquence de procession des villageois portant des masques d’animaux et où il apparaît déguisé en femme est un must.
Le second rôle le plus cool d'Hollywood
Après avoir entamé les années 90 avec un bon petit rôle de scientifique dans Gremlins 2, Christopher Lee enchaîne les apparitions anecdotiques dans des films qui le sont tout autant – signalons, pour prendre un exemple assez fort, qu’il joue dans Police Academy : mission à Moscou en 1994. Le salut viendra en 1999, d’où l’on pouvait l’attendre : Tim Burton. Le réalisateur américain, fan éperdu de Vincent Price, l’autre grande star du cinéma d’horreur des années 50 et 60, tourne alors Sleepy Hollow, hommage assumé aux productions de la Hammer avec leurs arbres décharnés et ce brouillard si faux qu’il en devient presque inquiétant. Comment ne pas pousser l’hommage jusqu’au bout en proposant à Lee, l’ancienne gloire de la Hammer, d’incarner le bourgmestre du village où se déroule l’action ?
Alors âgé de 77 ans, l’âge auquel tant d’acteurs sont rangés depuis des années, voire des décennies, Christopher Lee entame une nouvelle carrière en devenant le second rôle le plus cool d’Hollywood. En 2001, un autre grand amateur de films d’horreur, Peter Jackson, le convie à jouer dans la superproduction qu’il tourne : le Seigneur des anneaux. Lee récupère le rôle de Saroumane, le grand méchant du bastringue, peu présent à l’écran mais si imposant. Dans le même registre, George Lucas lui colle le rôle du comte Dooku dans sa deuxième trilogie Star Wars, et Burton lui propose de réapparaître, physiquement ou par le seul son de sa voix, dans Charlie et la Chocolaterie ainsi qu’Alice au pays des merveilles.
La dernière fois qu’on a vu Christopher Lee à l’écran, c’était dans le dernier épisode de la trilogie du Hobbit, la Bataille des cinq armées. Le Guardian évoque par ailleurs sa passion discutable pour les exécutions de prisonniers ; il aurait assisté à une mise à mort de condamné à la chaise électrique aux Etats-Unis et aurait invité chez lui l’un des derniers bourreaux anglais pour un étrange apértif au goût d’hémoglobine. Sur le tard, Lee avait attaqué une nouvelle carrière dans le heavy metal, sortant plusieurs singles dont Heavy Metal Christmas Too et Jingle Hell, des chants de Noël à la sauce hardcore.