<figure class="article-image article-header-image" itemprop="image" itemscope="" itemtype="http://schema.org/ImageObject"> <figcaption class="read-left-padding caption" itemprop="description"> Le 1er mai 1980, manifestation devant l’ambassade d’URSS à Paris. Photo Armand Borlant
Chacun pourrait le constater : les «histoires de la philosophie» ou les «dictionnaires des philosophes» ne contiennent presque jamais l’entrée «André Glucksmann» - dont le nom peut être plus facilement trouvé si on passe par «nouveaux philosophes», le groupe informel d’intellectuels né et façonné par les médias au milieu des années soixante-dix, comprenant, entre autres, Bernard-Henri Lévy, Guy Lardreau, Christian Jambet, Jean-Paul Dollé, Jean-Marie Benoist ou Maurice Clavel. Indice mineur, sans doute, ou, chez les rédacteurs de ces ouvrages, léger mépris pour toute philosophie qui ne répond pas aux critères de l’académisme.
De fait, André Glucksmann n’a pas été un philosophe académique, et sans doute se fichait-il d’être dans des panthéons. C’est avec un ouvrage sur la guerre, et sur Clausewitz, qu’il fit son entrée sur la scène de la pensée, témoignant déjà de ce que la philosophie n’était pas pour lui un exercice de style, un jeu de concepts, une tentative de simplement expliquer ce qui est, mais une guerre justement, une bataille, une usine à fabriquer avec les mots et les idées des armes capables de désintégrer les dogmatismes, les idéologies, les totalitarismes, la raison d’Etat au nom de laquelle l’Etat trouve toujours raison d’opprimer et de priver de liberté. On lui a reproché parfois, lorsqu’il participait à des débats, d’être trop véhément, trop violent : il ne cédait rien, en réalité, de l’éthique de la conviction qui était la sienne. D’Auschwitz à la révolte de Budapest, du Vietnam au Rwanda, de Sarajevo à la Pologne de Solidarnosc, à la Yougoslavie, au printemps de Prague, jusqu’au goulag, puis à la question tchètchène et à l’islamisme : rien ne lui a été étranger, au sens où rien n’a fait - pas même les accusations de «transformisme», qui l’ont fait aller du maoïsme à un alignement aux côtés de Nicolas Sarkozy - qu’il renonçât à l’exercice de l’esprit critique, à l’exercice, justement, de la philosophie, conçue non pas comme système idéel, ni uniquement comme logique, ou esthétique, ou éthique, mais aussi attention vigilante, surveillance, politique et (demeurant d’une certaine façon marxien sinon marxiste à cet égard), transformation du monde, action sur le monde.
Avec Bernard Kouchner à Paris en décembre 1985. (photo Alexis Duclos. Gamma Rapho)
Happé par Eschyle
André Glucksmann connaît ses premiers succès avec deux de ses livres, la Cuisinière et le Mangeur d’hommes, réflexions sur l’Etat, le marxisme et les camps de concentration et les Maîtres penseurs. Dans l’un, il dénonçait, avec d’autant plus de force que cela venait d’un homme qui avait été communiste et maoïste, la férocité des régimes communismes et leur capacité à étouffer toutes les libertés au nom de la liberté et de la promesse d’avenir radieux, et rapprochait le totalitarisme communiste du totalitarisme nazi. Dans l’autre, il mettait à nu les procédés par lesquels, «sous couleur de savoir», même les plus grands philosophes - de Fichte à Marx, de Hegel à Nietzsche et à Freud - «ont agencé l’appareil mental indispensable au lancement des grandes solutions finales du XXe siècle». On le dira trop passionné, excessivement cynique… Or, si dans Passion et cynisme, publié en 1981, il exprime son amour passionné et acritique pour la culture et la civilisation de l’Occident - dont les thuriféraires se trouvent généralement appartenir aux vieilles et nouvelles droites -, ce n’est pas pour glorifier une «pureté» occidentale, car un simple regard en arrière suffit à percevoir le mal que l’Occident a produit et semé, mais pour souligner sa capacité à voir le mal, à «fixer l’horreur». Cette terascopie (teras = monstre, scopie = vue), dont le paradigme est à chercher dans l’Orestie d’Eschyle, est précisément, aux yeux de Glucksmann, ce qui «sauve» l’Occident, en ce qu’elle est une «vue pure du défaisant en tant que défaisant», un face-à-face avec ce qui défait, détruit et ruine, et sans la perception de quoi rien ne pourrait être fait ou refait, bâti, construit.
De l’itinéraire de Glucksmann qu’à gauche on juge «involutif», ne doit pas être oubliée la façon dont, au début, le philosophe a été «pris», happé, par Eschyle et par les tragiques grecs - lesquels, avec Socrate, Diogène, Aristote, Montaigne et Bodin constituent les «phares», ou plus exactement les figures nyctalopes de Cynisme et passion - qui montrent dès l’aurore que la tragédie n’a pas édifié l’homme, mais l’a saisi «en creux», tel un «sentiment papillonnant ne se laissant saisir qu’à travers le geste qui s’efface». L’homme est nuit, autrement dit, c’est dans la nuit qu’il voit, et c’est comme voyant dans la nuit que la tragédie grecque nous le donne à voir. Voilà la grande intuition du premier Glucksmann : c’est la nuit, et le manque, et la privation, et la guerre, et le Mal - qui sont «mère» originelle, terre d’origine, matrice première. Le fond noir est avant la lumière, ou, comme dirait Aristote, c’est l’aporie qui est première, la «voie dont on ne sait l’issue», qui ne dit pas où il faut aller, mais seulement la difficulté qu’il y a à aller. Cette difficulté, Glucksmann n’a cessé de l’affronter, tombant souvent, se relevant toujours. On ne doit pas y lire que l’homme, à l’état de nature, serait, mauvais, ni qu’il faut faire - idiotie - l’éloge du mal. Si mal il y a, il viendrait plutôt de ne pas avoir cru que voir le mal n’était pas mal, car l’homme s’accorde sur le mal, et non sur le bien, sur ce qu’il ne faut pas faire, et non sur ce qu’il est «prescrit» de faire, et d’avoir au contraire posé, comme idéal à atteindre (déjà chez Platon) l’idée de Bien. Tout le malheur des hommes est là : car si «dans le noir, on ne range pas d’un coup d’œil les bons d’un côté et les méchants de l’autre», en revanche, dès qu’on pose le Bien, on impose le discours de la division, de la guerre, de l’attaque, de la défense, et les lignes de démarcation - puis on se tue pour des questions de «bon» Dieu, de «bonne» société, de «bons» régimes, de «bons» principes.
Le fanatisme, fils aîné du système
Il est vrai que Glucksmann, à mesure qu’il avancera dans sa vie et dans ses combats, sera de plus en plus «politique» et traduira moins ses causes en termes philosophiques. Mais s’il ne la formulera plus ainsi, il ne se dépendra jamais de cette idée, à la lueur de laquelle toute sa biographie intellectuelle devient une «ligne» : lorsqu’on pose le Bien (quels que soient la personne, le tyran, le régime, la politique, la stratégie que ce «on» pourrait désigner), on pose aussi les moyens, parfois forcés, de l’atteindre, les moyens «sûrs» de l’atteindre (garantis par Dieu, par une structure politique, économique, militaire…), puis la certitude de le posséder, de sorte que sur cette certitude se fonde aussi la légitimité d’éliminer ceux qui, opposants, malfaisants, dissidents, ne le possèdent pas ou ne le recherchent pas. Le fanatisme est le fils aîné du système.
Le Bien (posé et imposé), la Vérité, la Certitude, voilà les valeurs léthifères par quoi s’autorise la propension à traquer, éliminer, enfermer, massacrer, les «aveugles». Cette tentation, souvent réalisée en actes, Glucksmann la traquera partout, du néoplatonisme à… l’euro-platonisme des gouvernants d’aujourd’hui. Mais il indique aussi quelques antidotes : la folle sagesse de Diogène le cynique, l’apport «révolutionnaire» du dit réactionnaire Jean Bodin, philosophe du droit qui «fonde la souveraineté sur l’absence de consensus préalable», et les lumières du grand Montaigne, chez qui l’individu «ne symphonise à tout coup ni avec les autres ni avec lui-même». Pas de doctrine, pas de consensus, pas de «symphonie», au nom de quoi les hérétiques, les dissidents, les cacophoniques sont désignés à la vindicte, destinés à quelque camp de travail ou de concentration. Seulement un peu de cynisme et beaucoup de passion, qui déstabilisent unanimismes et optimismes béats, tuent dans l’œuf le fanatisme. Seulement un peu d’incertitude.
L’éloge de l’étonnement
Ce principe d’incertitude, qui peut féconder les sciences, l’homme, quand il pense, croit, espère ou agit, le craint toujours un peu, car il n’a pas renoncé au vieux rêve, cauchemardesque, d’une «sagesse» scientifiquement déterminable, politiquement ou religieusement garantie, qui permettrait de régler les problèmes humains sur le modèle d’une science réglant les problèmes de la nature. C’est pourquoi Glucksmann fait aussi l’éloge (présent dans la philosophie dès sa naissance) de l’étonnement, cette faculté remarquable qui interdit aux concepts de devenir, au sens propre, «staliniens», c’est-à-dire en acier, et qui, tranchant «dans son propre vif», découvre «dans le sans-espoir de son absence de ressources, une ressource inespérée».
Sans doute cette «positivité» a-t-elle peu à peu été «oubliée» dans l’œuvre de Glucksmann. On la perçoit cependant exprimée en d’autres termes, dans bien des ouvrages successifs, entre autres la Bêtise, de 1985. Faisant d’elle un concept philosophique, il y affirme que la bêtise - «évidence commune et pain quotidien» - est première, comme étaient premiers le noir et le Mal, que la raison est seulement seconde, que la bêtise n’est pas l’échappée ou le raté de la raison et que la raison ne se présente jamais que comme une maîtrise momentanée de la «bêtise-toujours-déjà-là». Désormais loin de la gauche, il fustige la bêtise de gauche, du gouvernement mitterrando-rocardien mais aussi des régimes de l’Est, où «la prise de pouvoir gérontocratique n’a pas dissipé l’horizon d’horreur des dictatures hitlérienne et stalinienne».
Mais il élabore également une véritable phénoménologie de la bêtise, et, grâce à la critique de la conception bergsonienne du rire ou l’exemple de l’Idiot de Dostoïevski, des réflexions de Kant sur le respect, de Cicéron sur l’amitié ou de La Boétie sur la servitude volontaire, il caractérise la bêtise comme «existence et comme logique», capable, elle aussi, de «desserrer» l’emprise des discours dogmatiques.
Il est prévisible que bien des parties des livres d’André Glucksmann, nées de l’impérieuse envie d’introduire dans le discours philosophique, social ou moral, une «actualité» empruntée à la politique politicienne, sont destinées à l’oubli. Quand resteront les «voix» et les voies dont il a tracé les linéaments, incarnées l’une par Heidegger, l’autre par Socrate : la première est impraticable, ouverte par un penseur qui porta l’uniforme nazi, et qui a donc «cédé», la seconde par un philosophe qui n’avait comme certitude que celle de ne rien savoir, et qui a pu mettre en discussion les coutumes, les habitudes, les pratiques et les pensées de ses concitoyens, et qui, fidèle à lui-même, ne céda rien, sur la justice, et accepta même de se soumettre à un pouvoir dont il avait pourtant dénoncé l’arbitraire et la bêtise - jusqu’à donner sa vie. D’une certaine manière, André Glucksmann aura aussi été «socratique», usant maintes fois de l’ironie pour déstabiliser les visages multiformes du dogmatisme.
Une éthique de la conviction
Il suivait, on l’a dit, une éthique de la conviction - même lorsque ses convictions déroutaient ceux qui s’estimaient ses amis, même lorsque ses convictions le faisaient changer de bord politique. A propos de la menace nucléaire, il eut l’occasion de louer la dissuasion, qui est l’«entente de ceux qui ne s’entendent pas», car la dissuasion oblige à passer des rapports de force aux rapports de risque, introduisant ainsi l’exigence de ne plus jouer au plus fort mais de jouer au plus fin, d’avoir une «pensée vertigineuse», qui court sur la corde raide, très fine, reliant la certitude d’un côté et le nihilisme de l’autre, la croyance en une vérité «stalinienne» et la croyance qu’il n’y a, nulle part, une once de vérité. Dans l’entre d’eux - et c’est une vertu qu’on ne pourra pas ôter à André Glucksmann -, il y a le courage, lequel tient «sur une ligne de crête entre deux peurs», dans un équilibre précaire où rien n’est jamais perdu ni gagné définitivement.
Robert Maggiori