Après avoir connu son heure de gloire en faisant attendre des semaines cet été, sous les feux des médias, Edward Snowden dans la zone de transit de l’aéroport moscovite de Cheremetièvo en raison de "lenteurs administratives", le Kremlin continue de jouer avec celui qui a dévoilé l’ampleur de l’espionnage mondial de la National Security Agency (NSA) afin d’embarrasser Washington.
Officiellement, la Russie a accordé un asile provisoire à Snowden, un visa d'un an, à condition qu’il ne nuise pas aux intérêts des Etats Unis, ce qui pourrait porter préjudice aux relations, déjà bien fraîches, entre le Kremlin et la Maison blanche. Et cette exigence est bien tombée : le "lanceur d’alerte" n’avait plus rien à révéler, ayant donné tous ses documents à des journalistes avant de quitter les Etats Unis.
Si Snowden, qui n’avait d’ailleurs pas d’autres choix, a donc accepté sans peine cette prétendue condition, il semble que les autorités russes ne peuvent s’empêcher d’utiliser le jeune informaticien américain, devenu un héros des droits de l’Homme, dans leur affrontement feutré avec les Etats Unis pour la suprématie mondiale.
La fourbe CIA cherche à assassiner "le traître" sur le sol de la Grande Russie
La plus belle trouvaille du Kremlin, aujourd’hui occupé par un ancien espion du KGB, est inspirée des meilleurs romans d’espionnage, dignes de John Le Carré : en Russie, Snowden, qui apprend le russe, lit Dostoïevski, a pour l’instant refusé plusieurs offres d’emploi, vit dans un lieu "secret" mais "sûr", protégé par des garde du corps "privés" pour des "raisons de sécurité". En clair : la fourbe CIA cherche à assassiner "le traître" sur le sol de la Grande Russie mais elle n’y parviendra pas.
C’est la version que répand à l’envie, tant dans la presse russe que sur Russia Today, la chaine internationale de propagande du Kremlin, Anatoli Koutcherena, l’avocat de Snowden, choisi par les autorités et, de plus, un chaud partisan de Vladimir Poutine. Cet homme de loi, très vraisemblablement aux ordres, procède, comme il se doit, par de lourds sous-entendus. "J'ai des informations que je ne peux pas dévoiler selon lesquelles le degré de danger est très important.
D'ex-collègues de Snowden pourraient profiter de l'arrivée de ses parents pour repérer où il se trouve", a déclaré Me Koutcherena dans un entretien au magazine russe "Itogui". Avant d’enfoncer le clou : "Tant que la partie américaine n'abandonnera pas ses griefs à l'égard de Snowden, on ne peut rien exclure..."
Le précédent Alexandre Litvinenko
Le film concocté par Moscou ne prend toute saveur que lorsqu’on connait le sort réservé au plus célèbre de "lanceur d’alerte" russe, Alexandre Litvinenko. Cet ancien agent du FSB (ex-KGB) avait révélé que les meurtriers attentats de 1999 en Russie, qui avaient propulsé Poutine au pouvoir sur une vague nationaliste, n’étaient pas l’œuvre de "terroristes tchétchènes" mais des services russes eux-mêmes. Réfugié en Grande-Bretagne, Litvinenko est mort empoisonné par un sushi au polonium, une substance radioactive produite par un réacteur nucléaire russes.
Andreï Lougovoï, lui aussi un "ex" agent des services russes, est accusé d’avoir administré le poison par la Grande-Bretagne qui n’a jamais réussi à obtenir son extradition de Russie. Au lieu d’aller en prison, Andreï Lougovoï, qui a publiquement revendiqué le droit moral d’assassiner n’importe quelle personne "nuisant aux intérêts de la Russie", a été élu député du parti du pseudo "ultranationaliste" de Vladimir Jirinovski, une créature des services russes.
Loin de se satisfaire de la fable sur la menace d’assassinat télécommandé depuis Washington, les autorités russes mettent régulièrement en scène des rebondissements au feuilleton Snowden dans les médias d’Etat. Filmé par la télé publique, le dernier épisode en date est la visite du père du lanceur d’alerte, évidemment contrariée et compliquée par les strictes mesures de sécurité visant à protéger la vie de son fils. Le lieu et la date des retrouvailles familiales seront donc tenus secrets, a prévenu l’avocat.
Snowden a brisé sa promesse de neutralité
Un autre épisode croustillant de la saga "Snowden à Moscou" a retenu toute l’attention de la chaîne internationale Russia Today. Au moment même de la visite paternelle, ce qui n’est peut-être pas une pure coïncidence, l’ancien consultant du renseignement américain a reçu, jeudi 11 octobre à Moscou, un prix remis annuellement par une association américaine composée notamment d'anciens membres de la CIA pour "son intégrité dans le travail de renseignement". Plusieurs de ces ex-agents américains devenus eux aussi "lanceurs d’alerte", affirment avoir rencontré l’informaticien et ont été interviewés à cette occasion à Moscou par la chaîne russe "d’information internationale" aux mains du Kremlin.
Les services russes, il est vrai récemment fort occupés à fabriquer et à diffuser de fausses preuves selon lesquelles les rebelles syriens s’étaient bombardés eux-mêmes à l’arme chimique afin provoquer une intervention américaine contre le régime de Bachar el-Assad, allié de Moscou, ont alors dû malencontreusement relâcher leur surveillance. Car à l’occasion de ce prix, Snowden a réussi à briser sa promesse de neutralité. Il est parvenu à poster, sur le site de Wikileaks, une première vidéo depuis qu'il est exilé en Russie, où il met en garde contre les dangers visant la démocratie. Il n’est pas précisé si ce sont les USA, plus que la Russie, qui sont visés….
Un autre moment fort du roman de "Snowden en Russie" fut la longue interview concernant notamment le jeune américain que le président russe, très en verve, a accordé en septembre à la télévision publique Pervyi Kanal, mais aussi à l’agence américaine Associated Press, afin de soigner sa communication aux Etats Unis. Vladimir Poutine, tenu pour responsable par les militants des droits de l’homme de l’emprisonnement voire de l’élimination de certains de ses opposants ainsi que de quelques sérieux massacres - des dizaines de milliers de morts civils en Tchétchénie, s’est montré très sensible au romantisme démocratique du jeune idéaliste américain.
"Edward Snowden a une façon de penser tout à fait différente. Il se considère comme un défenseur des droits de l’homme […] et il se comporte avec nous en tant que tel", a déclaré Vladimir Poutine.
Certes le maître du Kremlin, qui semble peu habitué à se pencher sur la psychologie de ce genre de personnages classés d’habitude dans la catégorie des gêneurs à neutraliser" rapidement, a déclaré qu’il trouvait Snowden était "un type bizarre" : "Ce qu’il a dans la tête, eh bien, je n’en ai pas la moindre idée", a admis le président russe.
Vladimir Poutine a préféré s’étendre sur les détails de son bras de fer avec Washington, afin de faire faire passer sa version des faits selon laquelle la responsabilité de la présence de Snowden sur le sol russe incombe aux maladresses de Washington et non aux intrigues de Moscou. Certes, a-t-il reconnu, la Russie aurait pu livrer Snowden aux Etats-Unis, mais malheureusement, il n’existe pas d’accord d’extradition, et ce par la faute des Américains qui "refusent de nous livrer les citoyens russes criminels, nos criminels qui ne se sont pas contentés, eux, de révéler des secrets, qui ont tué des gens, ont organisé le trafic d’êtres humains, des criminels, qui ont du sang sur les mains".
Selon Poutine, c'est Snowden qui aurait demandé à rester en Russie...
Certes, Moscou aurait pu accepter de livrer Snowden unilatéralement. Mais une telle exigence américaine aurait été "du snobisme" : "Il faut prendre en compte les intérêts mutuels, il faut chercher des solutions et travailler avec professionnalisme", a martelé Vladimir Poutine. D’ailleurs l’ex-agent des services secrets russes devenu président trouve que ses anciens homologues américains ont "manqué de professionnalisme" dans cette affaire.
Au lieu d’intercepter en vol l’avion où se trouvait le lanceur d’alerte, "ils ont fait peur à tout le monde, et Snowden s’est retrouvé coincé dans notre aéroport", a-t-il dit, avec un faux air contrit. Autre erreur des "amateurs de Washington" : ils ont annulé le passeport de Snowden, fournissant à Moscou une bonne raison, pour ne pas dire un prétexte, pour bloquer le jeune américain dans son aéroport.
En raison de révélations dans la presse, Vladimir Poutine a du s’expliquer sur les contacts secrets que Snowden avait eu avec le consulat russe de Hong Kong, ville où il s’était dans un premier temps réfugié. Selon la version de Vladimir Poutine, c’est Snowden qui, à Hong Kong, aurait demandé "à rester chez nous". Mais comme, à l’époque, Snowden refusait "de cesser toute activité susceptible de nuire aux relations russo-américaines", Poutine aurait alors décliné sa demande d’asile.
...mais c'est plutôt l'inverse qui semble vrai
Cette version contredit les nombreuses déclarations de Snowden qui a toujours affirmé vouloir se rendre dans un pays d’Amérique latine, certes anti-américain mais plus libre que la Russie, comme le Venezuela. Et comme le jeune informaticien n’a pas d’intérêt à mentir, contrairement à Poutine, et comme il n’avait pas non plus de raison de refuser les conditions russes pour l’asile à Moscou - qu’il n’a d’ailleurs accepté qu’à contrecœur, en ultime recours - car il n’avait déjà plus rien à révéler, on est en droit de penser que la version du Kremlin n’est pas la bonne.
Et même que c’est l’inverse qui est vrai : c’est la Russie qui proposé l’asile à Snowden dès l’épisode de Hong Kong. Aujourd’hui pris en main les Russes, le jeune américain ne parle plus de se rendre en Amérique latine. D’ailleurs, Moscou serait généreusement prêt à lui accorder un asile définitif, voire la nationalité russe, à en croire son "avocat".
Snowden : une arme de la "guerre tiède" entre Moscou et Washington
La visible jubilation de Poutine à utiliser "l’arme Snowden" contre Washington est bien compréhensible. Le Kremlin est lassé de recevoir des leçons de démocratie et de droits de l’homme de Washington. Il est frustré de voir certains de ses officiels sous sanctions américaines, notamment après l’assassinat de Sergueï Magnitski, un juriste russe travaillant pour une société internationale battu à mort en prison à Moscou après avoir révélé des détournements par de hauts responsables russes ("Loi Magnistki").
La frustration de Barack Obama de devoir recevoir des leçons de démocratie d’un Kremlin généralement totalement indifférent aux droits de l’homme est tout aussi compréhensible. Suite à l’affaire à l’affaire Snowden, il a annulé une rencontre avec Poutine même s’il a du, très rapidement, réalisme politique oblige, accepter une entrevue avec le président russe.
Car, dans le bras de fer de "la guerre tiède" qui oppose Moscou à Washington, le Kremlin a parfois le dessus. Malgré l’écrasante supériorité militaire, économique, technologique de "l’hyperpuissance" américaine, la superpuissance russe déchue et ses services secrets, qui furent les meilleurs du monde du temps de la guerre froide, restent sans doute les maîtres de la manipulation, de l’intoxication et de la désinformation. La preuve par Snowden.