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La plupart des patients l'ignorent, mais lorsqu'ils se rendent à l'hôpital, c'est le plus souvent un interne qui les prend en charge. Ils appellent "docteur", comme s'il l'était déjà, celui qui les examine, les rassure, appelle leur médecin traitant, parle avec leur famille, leur prescrit soins et médicaments, leur rend visite le temps de leur hospitalisation. L'interne "fait tourner l'hôpital au quotidien", résument à l'unisson nombre d'entre eux.
Malgré leur blouse blanche et leur stéthoscope glissé autour du cou, les 21 000 internes en médecine sont pourtant toujours officiellement en formation. Cela les place en première ligne d'un front auquel ils ne sont pas encore préparés. Dans un système de santé qui se meurt du manque de personnel, ils ont souvent le sentiment "qu'entre nos deux statuts, l'hôpital pioche ce qui l'arrange". Médecin à part entière lorsqu'il s'agit d'endosser les responsabilités et d'accumuler les heures de travail, étudiant sur la fiche de paie ou quand il s'agit d'appliquer la législation du travail.
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LA FORMATION, GRANDE SACRIFIÉE
Alors qu'on leur demande d'être toujours plus "performants", les internes se retrouvent vite confrontés aux limites de leurs connaissances, et doivent apprendre "à faire comme si [ils] savai[en]t", explique Louis, interne à Strasbourg. La charge de travail à l'hôpital est telle qu'elle les empêche souvent de compléter le bagage théorique dont ils ont pourtant besoin pour poursuivre leur apprentissage.
Selon les décrets, deux demi-journées par semaine doivent en effet être accordées par l'hôpital aux internes pour "la formation universitaire". "C'est sûrement le droit le moins en vigueur dans les hôpitaux", affirme pourtant Luc, 28 ans, interne à Lille, et qui n'en a jamais bénéficié dans son parcours.
"Mon statut d'étudiant, il ne me sert que pour avoir un deuxième burger gratuit au Quick", ironise une interne en 6e semestre de chirurgie orthopédique. Pour assurer sa formation, la jeune femme n'a pas le choix : "Je m'enferme chez moi le soir pour potasser des revues médicales." Comme elle, de nombreux internes reconnaissent que la formation théorique, pourtant indispensable, est la grande sacrifiée du système actuel. "Après des semaines de quatre-vingts heures de boulot, je mets un point d'honneur à ne pas ouvrir un manuel de médecine chez moi", explique Emna, interne à Paris. D'autres prennent sur leur temps personnel ce poids supplémentaire, alourdi dans les dernières années de l'internat par les mémoires à rendre et la thèse à présenter.
DES COURS APRÈS 24 HEURES DE TRAVAIL CONSÉCUTIVES
Dans de nombreuses spécialités, notamment celles très exigeantes de chirurgie, les internes sont en outre encouragés à mener de front des diplômes universitaires (DU), souvent valorisés sur les curriculum vitæ de ces futurs médecins. Pour pouvoir assister aux cours, c'est le système D qui fonctionne une nouvelle fois à plein régime. "On s'arrange entre internes, je prends une garde la veille de mon cours, comme ça je suis sûre de pouvoir y aller sur mon temps de repos. Après 24 heures de boulot, je ne suis évidemment pas au meilleur de ma forme, mais c'est toujours mieux que de ne pas y aller du tout", explique Guillaume, 26 ans, interne à Belfort. D'autres encore choisissent d'y assister pendant leurs cinq semaines de congés payés.
<figure class="illustration_haut"> </figure>Ces DU, si réclamés, n'impliquent pas qu'une organisation rigoureuse et le sacrifice de certaines journées de repos. Financièrement, le coût est entièrement à la charge de l'étudiant quand la formation en question n'est pas dispensée dans son université, ce qui est quasiment toujours le cas. Olivier, interne en dernier semestre de radiologie dans l'est de la France, a ainsi déboursé l'an passé près 1 000 euros pour un DU à Rennes, auxquels s'ajoutait le coût de trois semaines à l'hôtel sur place. Un montant loin d'être négligeable pour ces internes qui souffrent d'apparaître souvent aux yeux des gens comme "des nantis".
SALAIRE "VEXATOIRE"
De 1 337 euros brut en première année, la rémunération évolue progressivement, pour atteindre en troisième année 2 101 euros brut, et 2 428 euros en 5e année, à bac +11. A ce salaire de base s'ajoute le prix des gardes : 119,02 euros pour plus de douze heures de travail de nuit. Un chiffre inférieur au smic horaire (9,40 euros de l'heure), le plus bas de tout le personnel paramédical à l'hôpital.
"Sur la question du salaire, j'ai longtemps eu du mal à me sentir en droit de me plaindre, parce que c'est vrai que derrière, on est assurés de trouver du boulot. Mais à 27 ans, quand je vois que je n'ai pas d'économies, que pour prendre une année de congé, je vais devoir faire des nuits d'infirmière pour gagner un peu plus que mes gardes d'interne, je réalise que c'est absurde", explique Marie, interne à Paris. "J'ai un bac +10, je travaille 80 heures par semaine, et je suis payé 2 000 euros par mois", explique Alexandre, interne en 4e année de chirurgie viscérale, qui évoque un salaire "vexatoire" comparé aux responsabilités et au financement de dix années d'études.
Au sein même de l'hôpital, ces conditions ne sont pourtant pas forcément connues de tous. "Les infirmières elles-mêmes tombent des nues quand on leur donne notre salaire", explique Benoît, interne à Strasbourg. Alors pour les patients, elles restent une "grande inconnue".
"AUCUNE PRESSION POSSIBLE"
S'ils déplorent le flou de leur statut, les internes sont pourtant souvent réticents à l'idée de se confier sur le sujet. Tous, ou presque, craignent de compromettre leur carrière en dénonçant les libertés prises par les chefs de service avec la législation française. Une crainte de "se griller", et "d'être qualifié de glandeur si on se plaint", qui les pousse souvent à témoigner sous couvert d'anonymat. "On n'a aucune pression possible", confie Lily, interne en médecine générale à Paris.
Pour ceux qui convoitent des postes dans les services à la fin de leur internat, la nécessité de ménager sa hiérarchie est d'autant plus importante. "En chirurgie, quand on doit se placer pour décrocher un clinicat, ça devient vite à celui qui en fait le plus pour impressionner le chef ", explique Lise, interne à Nice. Certains n'hésitent même pas à parler de "sado-masochisme" de la part de certains internes. "On passe 36 heures à l'hôpital, et en le quittant, on se dit 'merde, je suis parti trop tôt'", explique Anthony, en 5e année d'internat, qui prend même régulièrement des corticoïdes pour rester éveillé sur certaines opérations.
<figure class="illustration_haut"> </figure>"L'OMERTA DE L'HÔPITAL PUBLIC"
Récemment, les internes de chirurgie de Dijon ont ainsi voté pour savoir s'ils souhaitaient prendre ou non les repos de sécurité obligatoires en lendemain de garde. En majorité, ils ont voté non. "Une mentalité 'baisse la tête et encaisse' qui perdure", justifie Quentin, interne à Mulhouse, qui n'hésite pas à parler de "l'omerta de l'hôpital public".
En juillet 2011, le suicide d'un interne après une garde avait relancé la question des conditions de travail de ces futurs médecins, et de l'absence d'étude sur le sujet. Depuis, tout juste commence-t-on à lire des thèses sur le surmenage des internes. "La plupart des dysfonctionnements sont étouffés, explique Guillaume, interne à Belfort. On s'arrange pour que les erreurs ne sortent pas du service, car l'image de confiance, c'est aussi un enjeu économique pour l'hôpital."