Les membres du « quartet » tunisien, réunissant l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica – fédération syndicale patronale), l’ordre national des avocats et la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme, recevront, jeudi 10 décembre, le prix Nobel de la paix à Oslo. Les quatre organisations ont été primées pour avoir, en 2013, animé le « dialogue national » entre les partis politiques et permis au pays de sortir d’une grave crise politique qui menaçait sa transition démocratique.
Maître de conférences à l’université Paris-Dauphine et autrice de L’UGTT, une passion tunisienne (Karthala, 2015), Hela Yousfi rappelle à cette occasion la place singulière occupée par l’Union générale des travailleurs de Tunisie dans l’histoire et la vie politique de la Tunisie.
Quel a été le rôle de l’UGTT dans le dialogue national ?
L’UGTT a été la pièce maîtresse de tout le processus. Après les élections du 23 octobre 2011 [remportées par le parti islamiste Ennahda], il existait une compétition entre trois registres de légitimité : les partis de la « troïka » au pouvoir revendiquaient une légitimité électorale, l’opposition – à savoir Nidaa Tounès et la gauche radicale du Front populaire – mettait en avant une légitimité consensuelle et demandait un gouvernement d’union nationale, enfin les mouvements sociaux – en particulier les jeunes chômeurs – revendiquaient une légitimité révolutionnaire, dénonçant une Assemblée constituante confisquée par les partis politiques et voulant rendre le pouvoir au peuple.
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Tout au long de l’année 2013, marquée par deux assassinats politiques, les tensions se sont exacerbées. Après l’assassinat de Mohamed Brahmi le 25 juillet 2013, l’opposition a demandé la dissolution de l’Assemblée et la démission du gouvernement. Le gouvernement de la troïka s’accrochait. Dans ce contexte, l’UGTT a décidé de relancer une initiative de dialogue national qui avait été proposée en juin 2012. Avec un changement : elle décide d’inviter, à côté de la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme et de l’ordre national des avocats, l’Utica, l’organisation patronale, qui était alors un réseau d’hommes d’affaires largement inféodés au régime de Ben Ali. Pourquoi un tel front uni ? Parce que l’UGTT savait que cela lui permettrait à la fois d’avoir une forte légitimité pour mener ce dialogue national, mais aussi d’obtenir un soutien international.
Ce dialogue national a permis de sortir du conflit en définissant une feuille de route : nommer un gouvernement de technocrates, finaliser la Constitution et fixer un calendrier électoral. L’Assemblée nationale constituante, la seule institution élue démocratiquement, a donc été préservée.
Outre le rôle de l’UGTT, le contexte régional a également accéléré le processus : Ennahda ne voulait pas connaître le même sort que les Frères musulmans en Egypte.
Quel bilan tirez-vous de ce dialogue national ?
Il a offert à la Tunisie une sortie de crise politique et une première Constitution démocratique. Il lui a permis d’éviter un scénario à l’égyptienne. Il a installé le consensus comme mode de gouvernance.
Les termes de ce dialogue ne sont toutefois pas dépourvus de zones d’ombre. D’abord, il s’est limité à l’élite politique et économique du pays. Il a exclu les nouvelles forces sociales issues de la révolution, notamment les mouvements de chômeurs à l’origine de la révolution de décembre 2010. Ensuite, il a acté une sorte de partage du pouvoir entre l’ancienne élite, représentée par le parti Nidaa Tounès [créé en avril 2012 pour contrer les islamistes par l’actuel président, Béji Caïd Essebsi], et la nouvelle, issue des urnes, du parti Ennahda, mais sans proposer d’alternative économique et sociale au modèle de Ben Ali. Du point de vue des travailleurs et des mouvements sociaux, il a donné à l’organisation patronale, l’Utica, une légitimité et une assise qu’elle n’avait pas jusque-là.
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Enfin, on assiste en ce moment à plusieurs dérives anticonstitutionnelles de la part du gouvernement Nidaa Tounès-Ennahda, comme la loi sur le terrorisme, votée par l’Assemblée en juillet 2015, qui viole des droits pourtant garantis par la Constitution, ou encore la loi 52 de pénalisation de la consommation de cannabis utilisée pour réprimer les jeunes, notamment ceux des quartiers populaires. Le projet de loi sur la réconciliation économique qui vise à blanchir les hommes d’affaires et les fonctionnaires corrompus est une entrave claire au processus de justice transitionnelle.
Comment expliquer que l’UGTT ait une telle place dans la vie politique ?
Après le départ du président Ben Ali, en janvier 2011, la centrale syndicale était l’organisation la plus importante du pays : plus de 700 000 adhérents, presque tous les secteurs d’activités représentés, mais aussi toutes les tendances politiques et les différents groupes sociaux – des médecins aux ouvriers du textile, en passant par les enseignants.
Il faut se souvenir que la dictature avait détruit en Tunisie toute possibilité de travail collectif, les partis politiques, notamment, ayant été mis à genoux. Pendant cette période, l’UGTT était le seul espace d’action collective organisé. Le seul syndicat dans les pays arabes à ne pas être inféodé au pouvoir. Cela tient à son histoire. L’Union est née en 1946 d’une scission de la CGT française. Dès le départ, ses luttes sociales vont s’articuler aux mots d’ordre de la lutte pour l’indépendance. Lorsque celle-ci est acquise, en 1956, il existe deux organisations politiques importantes : le parti au pouvoir – le Néo-Destour (qui deviendra le PSD, puis le RCD sous Ben Ali) – et l’UGTT. La centrale syndicale va donc participer, au côté du parti unique, à la construction de l’Etat tunisien « postindépendance ».
Ainsi, l’articulation entre les luttes sociales et politiques est au cœur de son identité. A des moments plus conflictuels avec le pouvoir et pour résister à différentes vagues de libéralisation économique, elle devient un refuge pour les mouvements sociaux. Comme lorsqu’elle appelle, le 26 janvier 1978, à la grève générale, réprimée dans le sang, qui sera la première brèche dans le système autoritaire du président Habib Bourguiba [1957-1987].
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Son hétérogénéité – elle est une sorte de microsociété tunisienne – a permis d’imposer le consensus comme mécanisme de régulation des conflits. Elle est dans un va-et-vient permanent entre pressions et négociations avec le pouvoir. En interne aussi, l’existence de différents courants fait que le syndicat doit toujours négocier entre des intérêts sectoriels, des considérations régionales et des appartenances politiques différents. C’est ce qui lui a permis de jouer un rôle-clé dans les expériences institutionnelles de la transition, jusqu’au dialogue national de 2013.
Quel rôle a-t-elle joué pendant la révolution ?
Elle a été un refuge symbolique, politique et organisationnel du mouvement spontané lancé par les chômeurs en décembre 2010 [après l’immolation par le feu, le 17 décembre 2010, du jeune Mohamed Bouazizi]. L’UGTT, qui a des locaux dans tout le pays, leur a fourni tout ça. Elle a aussi été au cœur de la coordination entre les différents acteurs : avocats, opposants, blogueurs, etc. Elle a permis la politisation des slogans et l’expansion géographique du mouvement. Rappelons-nous ses appels à des grèves régionales votés le 11 janvier 2011 par sa commission administrative. Celle du 12 janvier, à Sfax, avait donné un grand élan. Le 14 janvier était le jour de la grève générale pour le Grand Tunis, elle devait durer deux heures, mais les manifestations ont pris de l’ampleur et, le soir même, le président Ben Ali quittait le pays.
Quels sont les nouveaux défis pour l’UGTT ?
Historiquement il existe un clivage à l’intérieur du syndicat entre une bureaucratie inféodée au pouvoir et des branches régionales et sectorielles qui résistent. Aujourd’hui, le clivage a changé. Il oppose un camp favorable à la négociation avec les élites économiques et politiques moyennant l’obtention de meilleures conditions de travail et des augmentations salariales, et un autre qui veut renouer avec la tradition historique d’un syndicat porteur d’un projet économique et politique alternatif aux politiques néolibérales promues par le pouvoir. Il milite pour que l’UGTT ait son mot à dire sur les grands dossiers : chômage, privatisation des services publics, accords de libre-échange avec l’Union européenne.
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Concrètement, l’UGTT est face à plusieurs défis. D’abord, il doit se restructurer pour être plus représentatif des jeunes, des femmes, du secteur privé. Parviendra-t-il à s’adapter à ces évolutions ? Deuxième défi : remettre au cœur de sa stratégie les questions sociales et économiques qui ont été reléguées au second plan ces dernières années par l’actualité politique et aujourd’hui par les logiques sécuritaires. En sera-t-il capable ? Enfin, comment va-t-il (ou non) articuler ses luttes avec les chômeurs, devenus la première force sociale du pays, même si elle n’est pas bien organisée ?