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Les révolutionnaires de la terre
Reportage – Ils sont déjà ruraux ou anciens citadins. Exploitants agricoles, ils n'utilisent ni engrais ni pesticides. Au moment où le Salon de l'agriculture attire les foules, ces nouveaux paysans restent minoritaires. Par Camille Labro / Photos Antoine Agoudjian
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Le pays est immobilisé sous la neige, et Jean-Luc Desplat piaffe d'impatience. Il doit aller se promener en forêt. " La nature qui reprend ses droits, c'est magnifique ! ", exulte-t-il. Fils d'agriculteurs productivistes en Touraine, il est " né dans les produits phytosanitaires (...) Mon père fut l'un des premiers de la région à introduire des maïs hybrides, ma mère élevait des poules pondeuses en cage. Elle en a eu jusqu'à 40 000. " Sur les 50 hectares de Dolus-le-Sec (Indre-et-Loire) dont il a hérité, qu'il a patiemment soignés et replantés, le paysan boulanger fait désormais pousser des variétés anciennes de froment, du trèfle, des tournesols, sans aucun intrant (apport) chimique. De ses blés qu'il écrase, il fait des miches de pain bio. Il s'est construit une maison écologique et circulaire, avec murs de paille et toilettes sèches. On est loin des exploitations ultramodernes mises en avant au Salon de l'agriculture.
Depuis quelques années, les campagnes voient apparaître des agriculteurs d'un nouveau genre. Préférant au terme d'exploitant agricole celui de paysan, ces hommes et ces femmes ont décidé de tourner le dos au modèle productiviste issu de la révolution verte des années 1960, sans pour autant jeter la pierre à leurs aînés " Mes parents ont vécu leur époque en toute sincérité, raconte Jean-Luc Desplat. Dans les années 1970, les produits chimiques, c'était magique, cela représentait un soulagement immense pour les agriculteurs ; et on n'avait aucune idée des contreparties néfastes. Je reproduis le modèle de mes parents, dans le sens où j'essaie de répondre aux questions de mon époque. "
Et l'époque de Jean-Luc Desplat est tout autre. Un malaise a gagné les campagnes. Les villages sont désertés. Les petits domaines agricoles disparaissent (plus de 20 000 fermes mettent la clé sous la porte chaque année), phagocytés par les grandes exploitations mécanisées. Perdus dans la spirale des marchés internationaux et la dépendance aux pesticides et aux engrais chimiques, soutenus par des subventions-béquilles, certains agriculteurs sont en plein désarroi. " Au quotidien, témoigne Desplat, les agriculteurs se plaignent énormément, se sentent victimes, la solitude est terrible, le taux de suicide est élevé [trois fois plus que chez les cadres, selon une enquête de l'Institut de veille sanitaire publiée en 2010]. " Pour réinsuffler de la vie dans sa campagne et des " espaces d'échange entre les communautés ", Jean-Luc Desplat loue une partie de ses terres à de jeunes agriculteurs en maraîchage bio ou petit élevage. " Il est toujours possible de lâcher un, deux ou dix hectares pour aider un jeune qui veut s'installer. Lorsque j'ai suggéré l'idée à la FNSEA [syndicat majoritaire des agriculteurs français], ils n'y avaient tout simplement pas pensé. " Desplat fait partie de ces paysans- qui ont choisi de faire autrement, repensant leur fonction au sein de la société pour réenchanter un métier qui est aussi un mode de vie.
A quelques kilomètres de Dolus, sur un plateau " saccagé " qu'il a mis plusieurs années à réhabiliter, Xavier Mathias a installé son " champ de pagaille " - deux hectares où il cultive, en bio non labellisé, des centaines de variétés de légumes étranges qui ne figurent pas au catalogue officiel. Ail rocambole, hélianthes, pois de coeur, haricots ying yang ou poires de terre... Ses graines, il les déniche par le réseau Semences paysannes ou chez Kokopelli, qui revendiquent le droit aux semences libres. Comme d'autres, il n'a que faire des réglementations restrictives sur les semences : " On ne va quand même pas nous mettre en prison pour ça ! ", feint-il de s'insurger.
Esprit libre, auteur d'articles et d'ouvrages potagers, Xavier Mathias vend ses incroyables légumes à quelques magasins et restaurants locaux, mais aussi aux chefs parisiens à travers des circuits comme Terroirs d'avenir. Chaque printemps, il organise des journées portes ouvertes, où il vend des centaines de plants à des particuliers, pour propager ses trouvailles. " Ce que je fais, ce n'est pas compliqué, tout le monde peut le cultiver dans son jardin ou sur son balcon. " Xavier Mathias et sa famille, trois enfants et une épouse institutrice, vivent aujourd'hui, modestement, de la production de leur ferme, sans subvention. " J'ai eu des aides locales pour construire mon bâtiment, explique-t-il, mais je n'ai pas voulu de l'aide à l'installation des jeunes agriculteurs : ce type de subventions ne soutient pas l'agriculture, cela ne fait qu'injecter de l'argent dans le système... J'ai refusé de mettre le doigt dans l'engrenage. "
Bien qu'il soit cerné de vastes et mornes champs de céréales, Xavier Mathias se dit confiant : " Mine de rien, les petites exploitations "farfelues", sans aide ni emprunt, ça tient le choc. Parmi les collègues qui privilégient le bio et la vente directe, j'en vois beaucoup qui peinent, mais pas qui ferment ! " Solides comme des roseaux, ces nouveaux paysans sont souvent mal vus par les agriculteurs conventionnels qui les entourent.
Or, il est aussi de grosses exploitations qui prouvent qu'on peut faire différemment. Philippe Fourmet, petit-fils d'agriculteurs de la Meuse, près de Verdun, applique le changement à grande échelle. En dix ans, cet ex-conventionnel a tourné le dos aux pesticides et au labour intensif, pour faire passer ses 380 hectares de cultures céréalières en biodynamie. Il soigne et nourrit désormais ses cultures à l'aide de traitements naturels microdosés, prouvant à ses voisins dubitatifs que le " changement est possible, même sur de grandes surfaces ". Certes, son rendement est moindre. Mais ses coûts le sont aussi, puisqu'il ne dépense plus rien en intrants chimiques. Il ne gagne pas moins d'argent. Ce qui fait vraiment la différence pour lui, c'est qu'il ne " détruit plus le paysage ", mais qu'il participe, aujourd'hui, à le recréer. Il a, par la même occasion, réappris à aimer son métier. " Je suis un paysan heureux, même si c'est énormément de travail, confie-t-il. Je peux répondre aux quatre questions fondamentales de l'humain : qui suis-je ? où vais-je ? pourquoi et comment j'y vais ? Je vous défie de trouver un exploitant agricole conventionnel qui puisse répondre à ces questions... " Philippe Fourmet est convaincu que, pour changer, il faut d'abord prendre du recul. " Une profonde réforme de la pensée est nécessaire, affirme-t-il. Jadis, le paysan était peut-être rustre et inculte, mais il possédait plein de bon sens. Aujourd'hui, les jeunes agriculteurs sortent des écoles la tête farcie d'idées mauvaises sur les lois de la nature. On n'envisage plus, par exemple, qu'une plante puisse pousser sans engrais ! "
Si le virage opéré par Philippe Fourmet éveille plutôt la curiosité de ses collègues, l'arrivée de Charlotte de Clerck à Miré (Maine-et-Loire) a fait frémir dans les chaumières. Fille d'aristocrates et de propriétaires terriens, elle était psychologue du travail à Paris. Qu'elle décide de retaper le corps de ferme et de s'installer sur les terres familiales, passe encore. Mais lorsqu'elle a choisi, en 2006, de s'en occuper elle-même (les terres étaient louées à un exploitant agricole), ce fut le tollé général. " J'étais la méchante bourgeoise qui leur prenait leur dû, je me suis mis tout le village à dos, raconte-t-elle. Sous prétexte que j'ai eu quelques chardons, on m'a menacée de m'expulser et de m'imposer un agriculteur... La seule solution était de devenir agricultrice à part entière, et je me suis lancée dans l'agroforesterie. "
Depuis, Charlotte de Clerck plante des frênes, alisiers et érables par milliers, sur ses 60 hectares de cultures (blé, tournesol, colza) qu'elle convertit progressivement en bio. " Je plante un arbre tous les mètres, explique-t-elle. Certains pour faire du bois raméal fragmenté [BRF, une technique qui permet de protéger et d'enrichir les sols], d'autres pour faire du bois d'oeuvre, pour les générations futures. " Pour rien au monde, cette néorurale de 35 ans, mère de deux enfants, ne retournerait à la ville. Même si ses voisins la guettent en attendant qu'elle " tombe de [sa] branche ". Paysanne par passion et bosseuse acharnée, elle a choisi la voie durable et se dit persuadée que " les changements dans l'agriculture viendront de la ville ". Des " nouveaux paysans " comme elle, sans doute, qui portent un regard neuf sur la terre, mais aussi des consommateurs urbains. " L'agriculture changera quand les Français auront compris- qu'en se nourrissant, ils font des choix cruciaux ", assure Philippe Fourmet. Pour que l'agriculteur comprenne ce qu'il fait et que le consommateur -comprenne ce qu'il mange, il faut, renchérit Jean-Luc Desplat, " réinstaurer le dialogue entre la ville et la campagne ".
C'est ce qu'ont fait Denise et Daniel Vuillon, producteurs prolifiques de la région varoise, lorsqu'ils ont imaginé, en 2001, un système de ventes directes inspiré des CSA américaines (Community Supported Agriculture) et créé la première Association pour le maintien de l'agriculture paysanne (AMAP). Véritable partenariat entre un agriculteur et un groupe de consommateurs locaux, qui s'engagent à acheter les " paniers " hebdomadaires de la ferme, l'AMAP assure prix justes, produits de qualité et rapports humains introuvables au supermarché. " L'AMAP nous apporte une grande sérénité et une reconnaissance de notre métier, affirme Denise Vuillon. C'est un modèle viable et durable. " 6 000 paysans (soit 2 % des exploitations agricoles) fonctionnent aujourd'hui en AMAP et 1 % des consommateurs français s'y approvisionne en fruits et légumes. D'autres initiatives mûrissent, tel le nouveau réseau La Ruche qui dit oui. Fédérant plusieurs producteurs et " consom'acteurs " en ventes directes, il compte déjà 450 ruches en France.
A la ferme du Bec Hellouin, ce froid jeudi de février, les " amapiens " sont venus malgré les routes enneigées. Dans leurs paniers, betteraves, vitelottes, topinambours, échalotes, courge et bouteille de cidre. Malgré cette récolte hivernale un peu maigre, ils repartent heureux. Car un passage dans la ferme de Charles et Perrine Hervé-Gruyer vous met forcément en joie. " C'est une aventure passionnante et éreintante ", confie Charles Hervé-Gruyer à propos de son activité. Elle juriste internationale, lui ancien marin et réalisateur de documentaires qui a " toujours rêvé d'être paysan- ", Charles et Perrine ont tout quitté pour s'installer en Normandie en 2003. Avec leur capital personnel, ils ont racheté une longère au toit de chaume et aménagé leur ferme biologique " à l'instinct ". Quatre ans plus tard, ils découvraient la permaculture, une approche " systémique " peu connue en Europe, qui s'inspire de la nature pour créer des espaces comme des écosystèmes, harmonieux et fonctionnels. Habitée d'animaux, traversée de ruisseaux et de petites plages " pour les enfants ", parsemées d'îlots, de vallons et d'arbres, la ferme du Bec Hellouin est aussi paradisiaque que poétique. Forêt-jardin, cultures sur butte, potager mandala (en cercles concentriques), les biotopes se complètent et se répondent. " A la belle saison, jubile Charles Hervé-Gruyer, c'est bourré de plantes aromatiques et médicinales, de fleurs, de papillons, d'oiseaux, de carpes, d'écrevisses... Pas besoin de se forcer pour aller au boulot ! "
Charles et Perrine, qui se sont aussi inspirés du jardinage à la japonaise et des travaux de l'agriculteur américain Eliot Coleman, peuvent se targuer d'une productivité étonnante : " La moyenne de paniers AMAP pour une ferme bio classique, c'est 40 par hectare. Nous arrivons à faire plus de 100 paniers par semaine sur un demi-hectare. " Ces résultats ont attiré plus d'un expert sur place, y compris leurs maîtres à penser, de l'agro-écologiste Pierre Rabhi à Philippe Desbrosses, père du label AB, ou l'ingénieur agronome Marc Dufumier (Agro Paris Tech). Tant et si bien que les Hervé-Gruyer viennent d'ouvrir un centre de formation théorique et pratique (" pour tous ceux qui rêvent de changer de vie ") et se sont associés à l'INRA (Institut national de recherche agronomique) afin d'étudier si " une micro-agriculture manuelle intensive, de haute qualité environnementale, peut devenir une vraie solution alternative et générer un emploi par hectare, voire plus " (l'agriculture conventionnelle emploie actuellement trois personnes pour 100 hectares).
Création d'emplois, qualité de vie, alimentation saine et abondante, qualité de l'environnement : conçue par deux néo-ruraux rêveurs, la ferme du Bec Hellouin est une magnifique promesse d'avenir. " Jamais nous n'aurions imaginé qu'en nous lançant dans l'agriculture, nous serions amenés à aborder tant de questions, confie Perrine Hervé-Gruyer. Au début, nous voulions juste renouer avec la terre... Mais c'est aussi cela, aujourd'hui, être paysan. "
Photos Antoine Agoudjian
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