Ce samedi, à Pierrefitte (Seine-Saint- Denis), commune modeste au nord de Paris, Missoum Chaoui a le manteau et la mine sombres. La veille, l'espace Paul-Eluard, qui accueille les fidèles en attendant la construction d'une mosquée promise par la municipalité, n'a pas fait le plein de ses 3000 pratiquants comme à l'accoutumée, un jour de grande prière: "Les gens ont peur d'être stigmatisés parce qu'on les aurait vu rentrer", reconnaît l'imam, également aumônier des prisons et président de l'association des musulmans de Pierrefitte.
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Une heure plus tard, au côté de l'édile, Michel Fourcade (PS), de plusieurs élus et des représentants des différents cultes de la ville, Missoum Chaoui prend la parole devant la mairie pour dénoncer les "actes odieux" perpétrés à Paris et rappeler la chance que représente "pour tous" la laïcité, gardienne des libertés de conscience et de culte. "Nous sommes tous des citoyens et des enfants de la République !" conclut-il.
Le vent, qui souffle fort, a fait chavirer le pupitre. Il sèche aussi quelques larmes dans la petite assemblée d'une centaine de personnes. Parmi celles-ci, Jamila, 47 ans, une mère de famille originaire du Maroc. "Je suis en colère, triste, et j'ai peur. Ça va nous retomber dessus, c'est sûr, alors que les jeunes qui prennent en otage notre religion ne connaissent rien au Coran. Ils n'ont aucune culture, d'ailleurs !"
Un fatalisme anxieux a gagné les musulmans français qui acceptent aujourd'hui de se confier aux journalistes. Merah, les exécutions sanglantes de Daech, dont celle de l'otage français Hervé Gourdel, et maintenant ces tueries répétées sur trois jours... Comment ne pas redouter des réactions de haine après un tel déchaînement de violence?
L'engrenage, du reste, s'est déjà mis en route. Près d'Albi, dans le Tarn, des coups de feu ont été tirés sur une salle de prière. A Liévin (Pas-de-Calais), une mosquée en construction a subi des profanations nazies. Dans le Rhône, une explosion a eu lieu dans un restaurant kebab. Un peu partout, un "climat de psychose" s'installe parmi les musulmans, selon les mots de Zorah Aït Maten, chargée des affaires sociales et de la solidarité à la mairie de Lyon. La jeune élue a reçu des SMS lui déconseillant de se rendre à la mosquée au motif que des skinheads préparaient des opérations dans toute la France.
Peu de femmes voilées dans les cortèges du 11 janvier
Une rumeur, comme toutes celles qui circulent ces derniers jours, notamment sur les réseaux sociaux. Ici, une femme voilée aurait été battue, là, une mosquée aurait été incendiée. "Après l'attentat contre Charlie Hebdo, la première réaction de ma mère a été de me dire : "Tu arrêtes les sorties publiques, et tu fermes ta bouche"", poursuit Zorah. Meriel, une étudiante strasbourgeoise croisée à la sortie de la prière du vendredi, a reçu le même conseil maternel. "Des trois filles de la maison, je suis la seule voilée, ma mère m'a téléphoné pour me dire de faire attention", raconte la jeune fille, devant la porte principale de la grande mosquée, maculée de traces de suie. Il y a deux mois, un individu a tenté d'y mettre le feu ; peu après, un chauffard a défoncé le portail.
Manifester ? Certains l'ont fait, d'autres pas. Du reste, on a vu peu de femmes voilées dans les cortèges du dimanche 11 janvier. Pour les uns, comme Faïza, née en France, il y a quarante-six ans, de parents algériens, "se taire après l'électrochoc qui vient de toucher la République, c'est accepter l'extrémisme". Pour d'autres, la démarche n'a rien d'une évidence. Beaucoup rappellent combien ils se sont sentis offensés par les caricatures publiées dans le passé par le journal satirique.
Aziz, élevé dans la cité de l'Ill, à Strasbourg (Bas-Rhin), et intérimaire sur une chaîne de charcuterie industrielle, le confesse sans détours : "Je ne me sens pas Charlie. Les dessins me choquent, parce qu'ils montrent le Prophète, alors que c'est interdit dans notre religion. La seule caricature qui ne me dérange pas, c'est celle où le Prophète cache ses yeux avec ses mains en disant : "C'est dur d'être aimé par des cons." On ne voit pas son visage, et la phrase, appliquée aux intégristes, est réaliste !"
La discrétion pour éviter le rejet
Se mobiliser en tant que citoyen français, oui. Descendre dans la rue "parce que" musulman, comme s'il fallait en passer par là pour, pancartes "Charlie" à l'appui, prouver sa réprobation envers des terroristes qui se réclament du même Dieu, non.
Le sujet était déjà l'objet de vifs débats entre musulmans après l'assassinat d'Hervé Gourdel, lorsque le slogan "Not in my name" a commencé à circuler sur les réseaux sociaux, lancé par de jeunes fidèles britanniques. Il l'est toujours. Il y a, c'est vrai, une certaine contradiction pour ces musulmans sans histoires à s'exprimer haut et fort aujourd'hui, alors que la plupart ont appris depuis des années à cultiver la discrétion pour ne pas s'exposer au rejet.
Comme le dit Aziz, manager financier dans une banque, "à force de suspicion, on se forge une carapace". Mais la violence change la donne. Et la carapace, d'un coup, se fissure lorsqu'une collègue de travail ou un voisin se fend d'un sonore "Encore un coup des musulmans!" à la nouvelle des attentats islamistes. Dans son épicerie du quartier chic de l'Orangerie, à Strasbourg, où il sert cornes de gazelle et roses des sables à ses clients depuis trente-trois ans, Mohamed raconte : "Quand je me suis rendu chez le grossiste, ce matin, deux restaurateurs se sont arrêtés à côté de moi. A ma tête, ils savaient que j'étais marocain, ils se parlaient entre eux bien fort, pour que j'entende. "Avec les musulmans, disaient- ils, on n'a que des histoires." Ils voulaient me faire mal, j'ai fait celui qui n'entendait rien."
Leila, elle, a parlé, explosé même, avec la spontanéité de ses 18 ans, en écrivant sur Twitter : "L'islam ne tolère pas ça, donc foutez la paix aux mosquées, on n'a rien à voir avec ces gens-là."
Les amalgames sont bien sûr la hantise de ces musulmans modérés. Et ce n'est pas parce que 66% des Français ont déclaré à l'institut Ifop (1) au lendemain de l'attentat contre Charlie Hebdo ne pas mettre les islamistes et les musulmans dans le même sac que ces derniers peuvent se sentir rassurés. Un tiers des sondés a répondu l'inverse. Plus délicat encore, l'ennemi vient aussi de l'intérieur.
Le dangereux "islam des caves"
Dans l'ambiance électrique de ces derniers jours, Leila et sa copine Meriem ont saisi des phrases au vol, dans une allée de supermarché ou à un arrêt de tramway, qui les ont laissées écoeurées. "Ils l'ont bien cherché, les journalistes de Charlie Hebdo", "C'est bien fait pour eux, ils ne respectent pas notre religion." Dans ces commentaires haineux proférés par de jeunes musulmans de leur âge, elles voient surtout l'expression d'un malaise, celui de "personnes fermées, qui se replient sur elles-mêmes parce qu'elles se sentent mal considérées". Trop facile ? Entre musulmans modérés, on parle peu de ces radicaux qui font la Une des journaux. "Rien à voir avec ces gens-là !" comme l'a twitté Leila.
Le terrain, il est vrai, est glissant. De la pratique très scrupuleuse au fondamentalisme salafiste, du fondamentalisme salafiste à l'extrémisme violent... Personne ne veut vraiment rentrer dans des détails épineux qui conduiraient vite à questionner la pratique religieuse du voisin. Faïza et son époux, Farid, livrent tout de même leur inquiétude à la vue de ces visages familiers soudain voilés à la sortie de l'école -"Je me sens mal à l'aise, je préfère rester dans ma voiture, maintenant, quand j'y vais."- ou de la barbe apparue sur le menton de l'un de leurs neveux. Lorsque leur deuxième fille, âgée de 19 ans, a voulu fréquenter la mosquée quotidiennement pendant la période du ramadan, le couple le reconnaît : "Nous avons eu peur qu'elle ne bascule."
Pour Samia Hamdiken-Ledesert, candidate de gauche aux dernières élections municipales à Vénissieux (Rhône), comme pour Missoum Chaoui, l'imam de Pierrefitte, le danger vient pourtant non pas des mosquées mais d'Internet et des lieux de culte clandestins, cet "islam des caves" que l'on croyait disparu depuis les années 2000 à la faveur des constructions de mosquées un peu partout en France.
Aux Minguettes, quartier de Vénissieux au passé agité, "il n'y a jamais eu tant de voiles", assure l'ex-socialiste, qui dénombre par ailleurs "une dizaine de salles de prière en soussol malgré la création d'une mosquée salafiste, toute proche". Samia Hamdiken- Ledesert reproche aux autorités locales de ne pas faire leur travail. D'autres, tel Driss Ayachour à Strasbourg, chargé de mission au Conseil français du culte musulman, insiste sur la nécessité de créer "des lieux et des structures où donner de l'éducation aux jeunes".
L'esquisse d'une autocritique
La tentation est grande de renvoyer la balle dans le camp des pouvoirs publics, accusés - non sans fondement - de ne pas avoir effectué le travail d'"intégration" de leurs populations d'origine étrangère ni suffisamment lutté contre l'islamophobie croissante. "Il faut que l'Etat prenne ses responsabilités, ferme les lieux de prière clandestins et finance la formation d'imams modérés qui communiquent en français et en arabe en transmettant un message d'acceptation des lois de la République", insiste l'imam de Pierrefitte, Missoum Chaoui.
La formation des imams? Un serpent de mer et un casse-tête insoluble, dans lequel se mêlent les jeux de pouvoir entre organisations musulmanes, qui disposent de leurs propres filières d'enseignement; la laïcité, qui interdit à la République de se mêler d'autre chose que du libre exercice des cultes, et la faible représentativité des cadres musulmans sur le terrain, souvent mécon- nus des fidèles eux-mêmes ou jugés peu légitimes. Contraints par les circonstances, certains représentants esquissent néanmoins une autocritique.
"Voilà quarante ans que je lutte pour que la communauté trouve sa place, glisse Kamel Kabtane, recteur de la grande mosquée de Lyon. Après le drame de Charlie Hebdo, je culpabilise : a-t-on vraiment bien travaillé?" L'an dernier, le recteur lyonnais a organisé un séminaire sur la radicalisation. Il collaborera avec les autres représentants des musulmans dans la région Rhône-Alpes au plan d'action qui vient d'être mis en place par la préfecture pour lutter contre la montée de l'extrémisme. Un début.
A Pierrefitte, Faïza et Farid craignent surtout maintenant que le fragile tissu social de leur banlieue du nord de Paris ne se déchire. "Le vrai danger, c'est la ghettoïsation, soupire le couple. Il faut continuer à vivre ensemble." La tentation du repli sur soi plane, plus redoutable que jamais.
Kouachi, plutôt que Charlie
Un grand flic livre cette confidence à l'heure où se dispersent les impressionnantes "manifestations républicaines" ayant rassemblé près de 4 millions de personnes en France, le 11 janvier. "Nous nous glorifions de cette unité nationale, et pourtant je suis très inquiet pour l'avenir, prévient-il. Certes, nous gagnerons la lutte contre le terrorisme. Mais comment contrer l'obscurantisme rampant qui progresse dans les esprits?" Ce haut fonctionnaire est frappé par le nombre d'incidents recensés depuis l'attaque contre Charlie Hebdo : refus de respecter la minute de silence danscertains lycées, provocations sur les réseaux sociaux -"Je suis Kouachi" en réplique aux "Je suis Charlie".
Vendredi dernier, porte de Vincennes, un jeune d'origine maghrébine lançait à ses copains, juste à côté de membres de la communauté juive en pleurs : "Il paraît qu'il y a un enfant. J'avoue, là, c'est trop!" Autrement dit, on pourrait tuer des adultes à condition d'épargner les enfants. De ce terreau, travaillé par le salafisme, né du sentiment d'être rejeté par la République, chauffé à blanc par les images de violence à Gaza ou à Raqqa, peut à tout moment surgir la violence. Un incident rapporté dansle livre La France du djihad (éditions du Moment) illustre le phénomène.
En mars, Latifa Ibn Ziaten, mère du premier soldat assassiné par Mohamed Merah, est à Nice (Alpes-Maritimes), où elle tient une conférence dans un snack-bar. Elle a entamé un tour de France contre les discours de haine. Au fil des minutes, le malaise s'installe : des "dizaines de participants" quittent la salle. Mal informés, certains membres du public "pensaient que l'invitée n'était autre que la mère de Mohamed Merah". D'où leur déception. Parfois, la célébration des bourreaux remplit les salles plus facilement que l'hommage aux victimes.
(1) Sondage Ifop publié le 10 janvier sur le site Atlantico.