Les juges européens ont été unanimes : il n’y a pas eu violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) ni de violation de l’article 9 (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion) de la
Convention européenne des droits de l’homme, commise par l'Etat français avec sa loi d'octobre 2010, consolidée en 2011, interdisant de dissimuler son visage dans l'espace public, texte qui visait presque exclusivement les femmes revêtues du voile intégral, niqab ou burqa.
Dans son arrêt du 1er juillet 2014 qui fera jurisprudence, certainement au delà de la France, si la Cour européenne des droits de l'homme admet que le port du voile intégral ne met pas en cause les valeurs d'égalité des sexes ou de dignité de la personne, elle met en avant une notion jusque là peu usitée dans les prétoires, celle du "vivre ensemble" : "La Cour a souligné que la préservation des conditions du « vivre ensemble » était un objectif légitime à la restriction contestée et que, notamment au regard de l’ample marge d’appréciation dont l’Etat disposait sur cette question de politique générale suscitant de profondes divergences, l’interdiction posée par la loi du 11 octobre 2010 n’était pas contraire à la Convention (européenne des droits de l'homme)."
Le "vivre ensemble" défini par la justice européenne
Voici comment les juges détaillent ce "vivre ensemble" : "Au titre de la « protection des droits et libertés d’autrui », le Gouvernement invoque le « respect du socle minimal des valeurs d’une société démocratique ouverte », renvoyant à trois valeurs : le respect de l’égalité entre les hommes et les femmes, le respect de la dignité des personnes et le respect des exigences de la vie en société (le « vivre ensemble »). Si elle ne retient pas les arguments relatifs aux deux premières valeurs, la Cour admet que la clôture qu’oppose aux autres le fait de porter un voile cachant le visage dans l’espace public puisse porter atteinte au « vivre ensemble ». A cet égard, elle indique prendre en compte le fait que l’État défendeur considère que le visage joue un rôle important dans l’interaction sociale. Elle dit aussi pouvoir comprendre le point de vue selon lequel les personnes qui se trouvent dans les lieux ouverts à tous souhaitent que ne s’y développent pas des pratiques ou des attitudes mettant fondamentalement en cause la possibilité de relations interpersonnelles ouvertes qui, en vertu d’un consensus établi, est un élément indispensable à la vie en société. La Cour peut donc admettre que la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble. Elle précise toutefois que la flexibilité de la notion de « vivre ensemble » et le risque d’excès qui en découle commandent qu’elle procède à un examen attentif de la nécessité de la restriction contestée."
La loi française stipule en son article 1 que "nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage", sous peine de 150 euros d'amende et/ou d'un stage de citoyenneté. La jeune Française âgée aujourd'hui de 24 ans avait introduit un recours devant la justice européenne dès
la promulgation du texte français, en avril 2011. Elle estimait que cette introduction dans l'arsenal législatif et judiciaire français était contraire aux texte fondamentaux européens protégeant la liberté de religion et d'expression. Elle affirmait que porter le voile intégral était un choix personnel qui lui permettait de vivre en conformité avec sa foi, et n'avait pas attendue d'être verbalisée pour porter l'affaire en justice. Contre la plaidoirie de l'Etat français, la Cour a estimé que la plaignante elle était qualifiée pour aller devant les juges européens : "un particulier peut soutenir qu’une loi viole ses droits s’il est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation critiquée".
Des libertés de religion et d'expression non atteintes
Les articles 9 et 10 de la Convention européenne des droits de l'homme garantissent les libertés d'expression et de religion en ces termes :
"ARTICLE 9 Liberté de pensée, de conscience et de religion
1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
ARTICLE 10 Liberté d’expression
1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire."
L'approche est tout à la fois suffisamment stricte et souple pour laisser une assez large aux Etats membres de l'Union européenne dans leur conception du "vivre ensemble" et de la "laïcité". Si le voile intégral est ainsi interdit en France ou
dans le Tessin suisse (non membre de l'Union européenne, il est autorisé ailleurs,
comme en Allemagne et même jusque
dans les prétoires au Royaume Uni, quoique à Londres certains appellent de leurs voeux une loi plus coercitive dans un pays pourtant allergique à toute réglementation...
Cette fois la Cour n'a pas affronté directement la question de la laïcité, un sujet sur lequel elle botte souvent en touche et qu'elle laisse à l'appréciation des Etats, tant il est délicat. Ainsi en mars 2011 elle avait jugé qu'il n'y avait
pas d'atteinte à la laïcité en Italie, dans une école aux murs ornés de crucifix, parce que c'était à chaque pays de définir ce concept...
Des motivations si disparates
En avril 2010, alors que le débat faisait rage en France,
nous avions rencontré des jeunes femmes qui avaient franchi le pas. Comme la requérante d'aujourd'hui, elles exprimaient avant tout un choix individuel, souvent contre l'avis de leurs familles, mélange de provocation "adulescente", d'interprétation restrictive des textes religieux et d'auto protection contre le harcèlement sexuel masculin.
Après
la décision de la Cour de cassation confirmant le licenciement de l'employée de la crèche Baby-Loup au motif qu'elle portait le voile dans l'exercice de son travail, cet arrêt européen renforce la conception française restrictive de la laïcité. Une laïcité dont on constate qu'elle est plus contraignante pour les femmes que pour les hommes.