Ségolène Royal à Alençon le 26 août 2015. CHARLY TRIBALLEAU / AFP
De gré ou de force, la grande distribution va devoir s’engager davantage dans la lutte contre le gaspillage alimentaire. La ministre de l’écologie, Ségolène Royal, a décidé de « mettre la pression » sur cette filière, dont elle a convoqué les représentants jeudi 27 août dans l’après-midi. Il s’agit, explique-t-elle, de mettre fin à un « fléau insupportable ». D’ores et déjà, les groupes Auchan, Carrefour et Casino (enseignes Géant, Franprix, Monoprix, Leader Price…) ont annoncé, à la veille de cette réunion, qu’ils signeraient la « convention d’engagements » proposée par la ministre.
L’ampleur du gâchis alimentaire appelle à réagir. Selon le rapport de Guillaume Garot, député PS de la Mayenne et ancien ministre délégué à l’agroalimentaire, remis en avril au gouvernement, entre 90 et 140 kg de nourriture par habitant sont perdus chaque année sur l’ensemble de la chaîne (de la production à la consommation), chaque Français jetant lui-même à la poubelle entre 20 et 30 kg de denrées, dont 7 encore emballées. Soit une perte économique évaluée entre 12 et 20 milliards d’euros par an.
C’est ce qui motivait l’article 103 de la loi de transition énergétique adoptée le 22 juillet. Celui-ci imposait aux commerces de plus de 400 m2 de signer, avant le 1er juillet 2016, une convention avec des associations de collecte des invendus précisant « les modalités selon lesquelles les denrées alimentaires leur sont cédées à titre gratuit ». Il interdisait aussi aux distributeurs de « délibérément rendre leurs invendus alimentaires encore consommables impropres à la consommation », sous peine d’une amende de 3 750 euros, avec « affichage ou diffusion de la décision ». Ces dispositions avaient recueilli l’approbation unanime des députés et des sénateurs. Mais le Conseil constitutionnel les a censurées le 13 août, jugeant qu’elles résultaient d’amendements introduits au cours de la deuxième lecture de la loi, sans lien direct avec celle-ci.
Mauvais procès
Mme Royal revient donc à la charge. Les enseignes, annonce-t-elle, devront s’engager « de façon volontaire », par contrat, à respecter les mesures qui figuraient dans la loi. « Cela veut dire l’interdiction de détruire des stocks alimentaires, par exemple en les javellisant, et l’obligation de donner les stocks alimentaires aux associations caritatives », précise-t-elle. Et d’avertir : « Les grandes marques qui ne voudront pas s’engager dans ce contrat, je le ferai savoir. Je pense que ça ne leur fera pas une bonne publicité, parce que les Français sont conscients du scandale du gaspillage alimentaire. » La ministre a prévenu : faute d’engagement volontaire des distributeurs, elle en reviendra à un texte législatif coercitif.
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La Fédération des entreprises du commerce et de la distribution (FCD), qui regroupe les principales enseignes à l’exception d’Intermarché et de Leclerc, estime que la ministre lui fait un mauvais procès. « Nous sommes déjà extrêmement impliqués dans la lutte antigaspillage, affirme Mathieu Pecqueur, directeur agriculture et qualité. Tous nos grands magasins donnent à des associations. En outre, notre activité ne génère qu’une faible part du gaspillage. » Jeudi matin, le patron des centres Leclerc a estimé que Mme Royal « fait sa rentrée sur le dos de la grande distribution ». Celle-ci est « complètement instrumentalisée », a regretté Michel-Edouard Leclerc sur Europe 1.
D’après une étude de 2010 de la Commission européenne, la distribution est, en France, le maillon de la chaîne alimentaire qui gaspille le moins : elle ne serait responsable que de 6,6 % des pertes, loin derrière les ménages (73,6 %) et après la restauration hors foyer (12,5 %) et les industries agroalimentaires (7,3 %). D’autres enquêtes évaluent plutôt à près de 11 % son rôle dans la déperdition, ce qui reste de toute façon minoritaire.
Quant au grief fait à certaines grandes surfaces de détruire intentionnellement leurs invendus, en les javellisant, Mathieu Pecqueur assure qu’il s’agit d’une pratique « marginale et exceptionnelle ». Elle est notamment liée, justifie-t-il, à la nécessité pour les distributeurs de ne pas voir leur responsabilité engagée au cas où des personnes tomberaient malades après avoir ingéré des denrées avariées. A ce sujet, Michel-Edouard Leclerc affirme, dans Le Parisien du 27 août, qu’« il faut absolument revoir la législation actuelle, trop restrictive dans la définition des dates limites de consommation et de péremption ». « De nombreux produits pourraient être conservés bien plus longtemps, estime-t-il. Par excès de précaution, producteurs et distributeurs préfèrent ne pas les maintenir en rayon, car leur responsabilité civile est énorme. »
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Cadre législatif « inutile »
La FCD affiche donc son hostilité à un cadre législatif « inutile », mais aussi « source de nouvelles contraintes et de paperasserie supplémentaire ». Elle lui préfère « un accord volontaire de bonnes pratiques, plus souple et plus efficace, car mieux adapté aux réalités du terrain et aux besoins des associations ».
La Fédération française des banques alimentaires (FFBA), dont les 102 implantations distribuent annuellement plus de 100 000 tonnes de vivres à quelque 5 000 associations et centres communaux d’action sociale, soit l’équivalent de 200 millions de repas pour 900 000 bénéficiaires, estime, elle aussi, que les grandes surfaces « jouent le jeu ». « En 2014, indique son président, Jacques Bailet, les dons de la grande distribution ont représenté 35 % des approvisionnements de notre réseau, soit 10 % de plus qu’en 2013. Sur les six premiers mois de 2015, cette contribution est encore à la hausse. » Pour autant, ajoute-t-il, les enseignes « pourraient progresser, en améliorant le tri en amont des denrées qui ne sont plus commercialisables mais qui restent consommables, ce qui faciliterait beaucoup le travail des associations ».
Ces dernières, poursuit-il, devraient, pour leur part, « mieux se former aux règles d’hygiène et de sécurité alimentaire, ainsi que mettre en place un meilleur accompagnement des bénéficiaires en situation de précarité ». Quant à l’Etat, il doit veiller, « même en période de disette budgétaire », à maintenir les subventions au secteur caritatif, de même que les aides fiscales dont bénéficient les grandes surfaces (une déduction, sur l’impôt sur les sociétés, de 60 % de la valeur des denrées données, dans la limite de 0,5 % du chiffre d’affaires). Sur tous ces points, les banques alimentaires, qui n’ont pas été conviées à la rencontre organisée par Mme Royal, souhaitent « une concertation préalable à tout accord, avec des objectifs pluriannuels ».
Sans attendre, deux nouvelles propositions de loi reprenant l’article censuré ont déjà été déposées, devant le Sénat et l’Assemblée nationale, par des parlementaires UDI et Les Républicains. Reste que le principal foyer du gaspillage alimentaire est celui des ménages. Une gabegie dont la résorption relève moins d’une loi que de la responsabilité de chacun.
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