Ce vendredi matin, dans les allées du musée du Quai-Branly, deux hommes, cheveux grisonnants, épaules voûtées, marchent d’un pas lent et lourd. Le premier : «Tu penses que Jacques viendra ?» L’autre «Je l’ai vu avant-hier. Ça va.» Le premier : «Mieux ?» L’autre : «Oui enfin ça va.» Comme chaque année depuis six ans, la Chiraquie a rendez-vous à la remise du prix de la fondation de l’ex-président.
Fidèles, ils sont presque tous là. Les politiques : Francois Baroin, Xavier Darcos, Jacques Toubon, Jean-Paul Delevoye… et évidemment le premier d’entre eux, Alain Juppé. Les patrons aussi : Thierry Breton, Jean-François Dehecq (ex-Sanofi), Marc Ladreit de Lacharrière (Fimalac) et bien sûr le fidèle François Pinault, accompagné de sa femme Maryvonne. Et puis l’indispensable amie de toujours, Line Renaud. C’est une famille. Tout ce petit monde se mélange. On s’embrasse, on se serre dans les bras, on se donne des accolades… Les trois ministres du gouvernement (Geneviève Fioraso, Harlem Désir, George Pau-Langevin) ne savent pas très bien où se mettre. Au pied de l’estrade de l’amphithéâtre Claude Lévi-Strauss, ils restent sagement à l’écart. Bernadette Chirac s’installe, seule. La double porte s’ouvre. Le silence se fait. François Hollande s’avance, derrière lui Jacques Chirac, la main gauche sur l’épaule de son garde du corps, marche tout doucement. La salle applaudit. Un immense sourire d’enfant vient illuminer le visage de l’ex-président. Il n’a plus la force de saluer.
Hommage et clivage
L’année dernière, au même endroit, Hollande et Chirac avaient redoublé de signes d’affection. Ils s’étaient applaudis mutuellement. Et après des embrassades, ils s’étaient longuement pris les deux mains, comme s’il était temps d’officialiser à la vue de tous, cette étrange filiation, née en Corrèze, d’une rivalité politique transformée au fil du temps, d’abord en respect, puis en profonde estime. Hollande est devenu un chiraquien de gauche. Et en signe de cette continuité, il a fait du milliardaire François Pinault, l’ami intime et historique de Jacques Chirac, un des patrons les plus écoutés de ce quinquennat.
Un an plus tard, les deux hommes n’ont pas ressenti le besoin d’afficher à nouveau cette complicité souterraine. Dans son discours, Hollande a bien sûr une nouvelle fois rendu hommage à Chirac. «Je veux dire le respect que j’ai pour vous», a déclaré le chef de l’Etat, juste avant d’annoncer que la taxe sur les billets d’avions qui alimente le fonds de lutte contre le sida Unitaid, inventée par Chirac, sera maintenue et «étendue autant que possible».
Mais cela en est resté là. Peut-être, à cause de la présence d’Alain Juppé. L’année dernière il n’était qu’un ex-Premier ministre. Cette année il est un possible futur président de la République. Et ça change tout. Le matin même, Claude Chirac, qui avait pourtant voté pour François Hollande à l’élection présidentielle, avait déclaré au Figaro que la candidature d’Alain Juppé était «pour les chiraquiens, une évidence». Le clivage gauche droite a donc, ce vendredi matin, repris ses droits. Cela n’a pas empêché Alain Juppé, au moment de remettre le prix de la fondation à la blogueuse tunisienne Amira Yahyaoui, de rendre hommage, d’un mot, mais d’un mot quand même, à la diplomatie de Hollande. Après un discours très présidentiel, le chef de l’Etat est, contrairement à ses habitudes, vite reparti. Il a serré quelques mains, puis filé. On apprendra plus tard qu’il avait rendez-vous à l’Elysée avec Kader Arif, son secrétaire d’Etat aux Anciens combattants, pour prendre acte de sa démission.