Dans la galère quotidienne d’un agent Pôle emploi
Bertrand*, conseiller Pôle emploi dans une des agences les plus chargées de France, située en zone urbaine sensible (ZUS), a envoyé un témoignage marquant sur son quotidien professionnel aux organisations syndicales de l'organisme, qui l'ont mis en ligne. J'ai décidé, avec son accord, de le reproduire ici. J'ai complété ce témoignage par des précisions obtenues par téléphone.
Bertrand est conseiller depuis huit ans. Il est payé 2 000 euros brut, sur 14,5 mois, comme le prévoit la convention collective de Pôle emploi. Il a décidé d'écrire ce texte intitulé "Ce matin est un jour comme les autres...", "le soir même d'une journée particulièrement tendue", raconte-t-il. "J'ai voulu dénoncer notre charge de travail, qui ne cesse de s'alourdir. Dans notre agence, il y a toujours entre trente et quarante demandeurs d'emplois qui attendent à l'accueil où se trouvent seulement deux conseillers." Son témoignage, criant de vérité, atteste également de l'incroyable pesanteur administrative et informatique que doivent affronter les conseillers de terrain.
06 h 30 : Je me lève,
07h30 : J'arrive au travail. Je connecte mon PC sur ma session IXXX9999. Heureusement je n'ai pas oublié mon code... heureusement.
15 minutes plus tard ma session s'ouvre enfin ! "Écran bleu", j'attends que NOVELL Zenworks 7 ait lancé tous mes applicatifs en espérant que tout fonctionne cette fois-ci !... tout fonctionne (pour le moment).
07 h 45 : Je lance en priorité ma boite mail pour vérifier que je n'ai pas d'autres mails "urgents" à traiter pour hier... J'ai une dizaine de mails que j'arrive à épurer. Il m'en reste une dizaine encore, on verra plus tard. Je ne désespère bien sûr pas mais en attendant je dois finaliser le travail de montage de l'Action de Formation Préalable au Recrutement (AFPR) [dispositif qui prévoit de former un chômeur non rémunéré en entreprise avec une promesse d'embauche à la clef] que je n'ai pas eu le temps de faire hier au service employeur parce que j'étais seul en accueil téléphonique à courir dans tous les sens pour tout gérer "à temps"... [Au service employeur, les conseillers se chargent de traiter les annonces et de répondre aux questions des recruteurs]
Je viens souvent à 7 h 30, même si Pôle emploi ne m'autorise à badger qu'à partir de 7h45. Je fais certes cadeau de ce temps à la direction, mais on a souvent une activité contrainte de 8 h 30 à 16 h 30. Cela permet de traiter les dossiers en retard. On peut déclarer jusqu'à une quinzaine d'heures supplémentaires et poser des jours de récupération pour les récupérer. Mais il faut que ce soit accepté au planning, ce qui n'est pas toujours évident. Au delà, les heures sont écrêtées. L'année dernière, j'ai perdu ainsi une quarantaine d'heures de travail.
Convention Action de Formation Préalable au Recrutement (AFPR), Rémunération de Formation Pôle Emploi (RFPE), Demande d'Aides aux Frais Associés à la Formation (DAFAF),... et Jourform [qui permet de calculer le nombre de jours ouvrés entre deux dates] et Viamichelin [qui permet de calculer la distance entre le domicile du demandeurs d'emploi et son lieu de formation] qui plantent en permanence... une histoire de Mozilla Firefox surement !
On est obligé de travailler avec Jourform et Viamichelin, même si Google Maps est plus rapide. Sinon nos dossiers ne sont pas retenus par l'organisme avec lequel on travaille. On est très contraints sur nos outils, qui ne sont malheureusement pas les plus efficaces.
30 minutes après, il est temps que j'aille enfin (re-)consulter mon planning pour vérifier que depuis hier 17 h 30 , mon planning n'ait pas changé... et il a changé : je suis en Entretien Individuel Diagnostic (EID) [l'entretien d'inscription des nouveaux chômeurs, censé durer 50 minutes] finalement, mais cette fois je dois former une collègue nouvellement arrivée qui est en "immersion". Nos responsables changent souvent l'organisation de notre planning sans nous le demander. Trois RDV programmés durant la matinée, trois RDV qui s'enchaînent de 50 minutes alors qu'ils nécessiteraient 1 heure de temps voir 1 h 10.
[Le planning des conseillers Pôle emploi est organisé en demi-journées, chacune dédiée à un activité. Au sein d'une agence, les conseillers sont normalement censés tourner sur tous les postes. Dans une semaine type, Bertrand passe une demi-journée à traiter des dossiers d'indemnisation des chômeurs en 'back-office', deux à l'accueil de l'agence et le reste à inscrire les nouveaux chômeurs ou à recevoir certains des 380 chômeurs de son "portefeuille".]
9 h10, 10 h 20, 11 h 10 : Je ne sais pas, je ne sais plus, je suis déconnecté de l'espace temps... Je me répète machinalement.
11 h 30 : (vu sur la barre d'outils), le MANAC [le responsable de l'équipe d'accueil] m'informe qu’à cause de surbooking en EID (12 conseillers de prévus pour 14 RDV par tranche de 50 minutes) je dois recevoir un 4e RDV EID qui attend depuis 10 h 30.
Je le reçois, je l'inscris, tout va bien cette fois-ci, il s'en va... Pour maintenir notre taux de remplissage, les responsables surchargent les rendez-vous, en espérant que tous les chômeurs ne viennent pas. Parfois, ils nous appellent en renfort quand nous sommes en back-office.
12 h 45 : Je pars en pause déjeuner pour normalement 45 minutes : cet après midi je dois reprendre en Gestion de Portefeuille (GPF) [activité de réception et de suivi des chômeurs du portefeuille] à 13 h 30. Dans quel bureau ? [les conseillers Pôle emploi n'ont pas de bureau attitré] On verra bien tout à l'heure, j'ai faim, j'ai soif.
13 h15 : Alors que je débauche, une collègue me sollicite pour une aide à la mobilité que j'ai initiée la semaine dernière. Elle en profite pour m'interroger sur le CUI-CAE [contrat aidé] de M. Azer (où ? quand ? comment ?) sur la possibilité ou non de monter d'autres mesure pour "forcer" le recrutement. On a des recruteurs identifiés comme des "chats noirs" qui ne sont pas sérieux dans l'intégration des demandeurs d'emploi en stage ou en formation [rémunérés par Pôle emploi]. Nous n'avons pas le temps de contrôler les entreprises, mais lorsqu'on a deux ou trois retours négatifs de chômeurs, on repère celles qui abusent. J'en profite pour lui demander des informations sur les orientations des travailleurs handicapés. Rien n'est clair, rien n'est officiel, tout n'est que "bruit de couloirs"mais je prends, même sur mon temps de pause, même dans ces conditions...
13 h 25 : Me revoilà à la cuisine, j'y ai perdu quelques collègues qui ont couru vers leur poste de travail. Je finis de déjeuner à grande vitesse (DGV).
13 h 30 : Je m'aperçois via GOA [le logiciel qui permet aux conseillers de l'accueil de signaler l'arrivée des chômeurs convoqués] que j'ai mon premier RDV - il a été positionné par la plateforme téléphonique pour une durée de... 5 minutes. Cela ne me pose pas de problème que la plateforme nous cale des rendez-vous, mais il faudrait au moins quinze minutes pour recevoir les chômeurs. Dans le doute, je consulte ce planning de RDV et je me rends compte que je vais être sur la dent toute l'après midi !! Malgré mon alerte auprès des Équipes Locales de Direction (ELD), personne n'est en mesure de pouvoir m'aider, pas même un(e) des membres de l'ELD, réunion ELD trop récurrente oblige, tous mes collègues étant dans la même position que moi... Je me débrouille comme je peux, après tout je suis autonome (comprendre débrouillard et magicien) !
14 h 00, 15 h 00 15 h 05, 15 h 25, 15 h 30... Je ne sais toujours pas, je ne sais toujours plus…je continue malgré tout, mon retard s'accumule : je veille à ne pas dépasser 15 minutes de retard.
Je reçois ou j'appelle par téléphone entre 7 et 8 chômeurs par demi-journée. Je réponds aussi aux mails, mais ce n'est pas considéré dans l'organisation du planning. Étant donné le temps dont je dispose, je ne peux pour l'instant que réaliser les convocations obligatoires [au quatrième et neuvième mois de chômage] et ceux qui me sollicitent. Les autres, je n'ai pas encore eu le temps de m'y plonger.
Et puis, il y a tous ceux qui sont convoqués mais qui ne viennent pas, alors qu'on leur a envoyé une convocation et qu'on leur a rappelé la veille par SMS leur rendez-vous. Je dirai que la moitié des gens ne viennent pas. On est censé les rappeler pour savoir pourquoi ils ne sont pas venus avant de leur envoyer un avertissement avant radiation. Mais je ne le fais pas : on les déjà a prévenus par plusieurs moyens. Ils trouvent souvent un moyen de se faire réinscrire en faisant un recours auprès du directeur d'agence ou du médiateur. Quand ils disent que leur véhicule était en panne, on ne leur demande pas de justificatif. Mais ça va peut-être bientôt changer. [Un projet de circulaire contesté de Pôle emploi prévoit de demander des justificatifs presque systématiquement pour justifier des absences aux convocations.]
D'autres collègues me sollicitent parce que je suis CLI (correspondant local informatique) pour des demandes d'interventions, d’informations et autres.
Les appels à l'Accueil Diagnostic, le changement de Toner, le papier coincé, les câbles débranchés, les néons qui clignotent que je me vois obligé de débrancher. Je m'impose électricien, plombier, femme de ménage... Je travaille à Pôle Emploi je dois être polyvalent ! Dromadaire, je tiendrai jusqu'à la fin de la journée pour aller boire et faire pipi.
16 h 14 : mon dernier RDV : J'avais officieusement espéré qu'il ne viendrait pas. Il est là, je le reçois pour les 30 minutes règlementaires. Allocation de Retour à l'Emploi (ARE), Allocation de Solidarité Spécifique (ASS), aide fin de droit, activité reprise, activité perdue, Conditions d'Ouverture de Droit (COD), Formations conventionnées (AFC), formations prévues au Programme Régional de Formation (PRF), Rémunération de Fin de Formation (RFF ou R2F pour les habitués), différents arrêtés préfectoraux, indus, etc. [autant d'acronymes administratifs avec lesquels jonglent quotidiennement les conseillers]
J'essaie de répondre à toutes les questions, j'y réponds car j'ai la chance d'avoir été formé à la double compétence [indemnisation et placement des chômeurs] et que c'est mon dernier rdv de la journée ! La double compétence, parlons-en... ou pas : elle a été oubliée, mise au placard, il paraît même qu'elle n'est plus indispensable, il paraît ! [Lors de la fusion de l'ANPE et des Assedics, il avait été prévu que tous les conseillers Pôle emploi puissent à la fois traiter l'indemnisation et le placement des chômeurs. Une volonté ensuite abandonnée face à la difficulté de bien accomplir les deux missions, les règles d'indemnisation des chômeurs étant particulièrement complexes]
17 h00 : J'ai terminé ma journée marathon, sur les rotules je quitte mon poste de travail. Je débadge et récupère mes affaires mais…il y a toujours un "mais", on me coince dans le couloir pour encore m’interroger sur l'informatique, sur les aides à la reprise d'emploi, sur les CAE, sur la convention d'assurance chômage, etc. Je vais une dernière fois soutenir un collègue.
17 h 20 : soit 20 minutes après avoir débadgé, je quitte enfin les locaux en ayant commencé à planifier ma journée de demain... (je suis prévoyant)
Pas d'inquiétude je suis encore en EID le matin puis d’Accueil Relation Client (ARC) l'après-midi..
J'aurai très certainement le temps de réaliser mes activités en toute quiétude et de répondre à toutes les sollicitations de mes demandeurs d'emploi :
Demain s'annonce, un jour comme les autres.
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Malgré ce sombre témoignage, Bertrand, titulaire d'un master, assure ne pas regretter d'avoir choisi ce métier. "Ce métier me plaît, il me permet de mettre en application mes compétences en RH, assure-t-il. Mais je voulais dénoncer la hausse de la charge de travail. En 2009, lors de la fusion, je faisais une demi-journée d'inscriptions par semaine, maintenant c'est quatre ou cinq. A l'époque, je pouvais aller dans les entreprises rencontrer les recruteurs, je n'ai plus le temps maintenant, alors que c'est censé être le coeur de notre métier".
Selon lui, la hausse des effectifs de 4 000 conseillers depuis 2012 n'a pas permis de faire face à l'explosion du chômage. "Depuis septembre, on a eu des renforts en CDD. Mais on les a mis à l'accueil, alors que c'est le dernier endroit où il faudrait les mettre. Sans formation ou presque, ils doivent régler rapidement les problèmes des demandeurs d'emploi. Cela génère beaucoup de tensions, il y a beaucoup de violence à l'accueil", explique-t-il.
Bertrand veut aussi dénoncer le discours de sa direction, axé "uniquement sur les statistiques". "Dans les couloirs, on nous dit à peine bonjour, assure-t-il, on nous parle taux de remplissage, taux d'inscription dans les dix jours, taux de mise en relation. Je suis censé envoyer une offre à au moins 60 % des chômeurs que je suis tous les deux mois. Mais où est l'intérêt d'envoyer des annonces à des chômeurs qui y ont déjà accès sur le site de Pôle emploi ? On a vraiment des statistiques sur tout et n'importe quoi : la direction nous parle même maintenant d'un taux d'extinction de nos ordinateurs le soir en partant !"
* A sa demande, le prénom de Bertrand a été modifié pour préserver son anonymat.