Dernière modification : 14/05/2013
Les morts de Dacca font plier
les grandes marques du textile
Trois semaines après l'effondrement du Rana Plaza, un immeuble dans la banlieue de Dacca, l'accord sur la sécurité des bâtiments au Bangladesh semble enfin aboutir. Entretien avec Nayla Ajaltouni, coordinatrice du collectif Éthique sur l'étiquette.
Mecredi 15 mai, minuit. C’est la date butoir fixée aux groupes de l’habillement pour signer l’”accord sur la sécurité incendie et bâtiments au Bangladesh”. Moins d’un mois après l’effondrement du Rana Plaza - un immeuble dans la banlieue de Dacca abritant des ateliers de confection de sous-traitants travaillant pour des grandes marques occidentales - qui a coûté la vie a au moins 1 127 personnes, les attentes sont grandes.
C’est une "nouvelle monumentale", s’est félicité la Clean Clothes Campaign, une association de défense des travailleurs du textile qui participe à la campagne pour la mise en place de cet accord.
Et même si mardi après-midi, Gap faisait encore la fine bouche tandis que Carrefour,
Marks & Spencer et Next ne s’étaient toujours pas prononcés, la tragédie de Dacca et les réactions de l'opinion publique à l'échelle mondiale ont mis sur les grandes marques une pression très forte. Quelles avancées va permettre cet accord ? Est-ce que le sort des ouvriers du textile au Bangladesh va réellement s’améliorer ? Eléments de réponse avec
Nayla Ajaltouni, coordinatrice du collectif Éthique sur l’étiquette, membre de la Clean Clothes Campaign (CCC).
FRANCE24 – H&M et Inditex, les deux leaders mondiaux de l’habillement, ont signé lundi l’accord sur les conditions de sécurité dans les usines textile au Bangladesh. Plusieurs autres groupes, notamment Primark, ont suivi. En quoi pensez-vous que ces annonces vont influencer les autres groupes du secteur ?
Nayla Ajaltouni - Cet accord a été soumis à la signature des multinationales du textile depuis septembre 2012, à la suite d’une série d’incidents meurtriers au Bangladesh. Peu de marques avaient encore franchi le pas. Ces récentes annonces sont cruciales parce que ce sont des prescripteurs du secteur qui ont franchi le cap. Ces marques sont stratégiques parce qu’elles représentent le plus grand volume d’achat du secteur : c’est de là que le changement viendra. Par exemple, l'engagement d'une marque comme H&M, premier acheteur de textile au Bangladesh, peut amener de réelles évolutions sur les conditions de travail dans ce pays.
De plus, certaines marques partagent les mêmes fournisseurs. Donc si une marque cliente exige de son fournisseur une mise à niveau des conditions de sécurité, les ouvriers en profiteront, quelque soit la marque pour laquelle leurs produits sont destinés. D’autre part, on observe une véritable course à l’entreprise la plus vertueuse et la concurrence en terme d’image est forte.
F24 – Concrètement, que peut-on espérer de cet accord ?
N.A - L’accord oblige tout d’abord les marques à contribuer à un fonds destiné à financer des experts indépendants pour mener des audits sur la sécurité des bâtiments et surtout à réaliser les rénovations nécessaires. Le montant total de ce fonds n’est pas encore finalisé, il dépendra notamment du nombre de signataires.
Ensuite, l’accord se concentre sur la sécurité des bâtiments. Toutes les violations du droit du travail ne vont pas disparaître d’un coup, il s’agit avant tout d’assurer l’intégrité physique des travailleurs de l’habillement. L’objectif est de s’attaquer à la cause de ces multiples violations du droit du travail : à la pression irraisonnée sur les prix et les délais de production que mettent les multinationales sur leurs fournisseurs. Parce que ce sont les ouvriers tout au bout de la chaîne qui la subissent.
Il faut donc obliger les marques à modifier leurs pratiques en amont de la chaîne pour qu’elles prennent en compte le coût de la sécurité des travailleurs dans la négociation du prix des produits avec les fournisseurs. D'autre part, il est prévu la mise en place un système de plaintes qui pourra se traduire par des compensations financières de la part des grandes marques clientes en cas de violations de l'accord.
F24 - Aujourd’hui, les grandes marques travaillent avec une multitude de fournisseurs qui, eux aussi, utilisent des sous-traitants. À quel point sont-elles responsables de la chaîne de production des vêtements qu’elles commercialisent ?
NA - Le problème aujourd’hui est que les maisons-mères ne sont pas juridiquement responsables des fournisseurs et de leurs sous-traitants. Elles bénéficient donc d’une totale impunité légale. Elles savent qu’elles ne pourront être condamnées. Elles assurent veiller à un contrôle total de leur chaîne de production mais elles limitent leur contrôle aux sous-traitants de rang 1 alors que ces sous-traitants font eux-aussi appel à d’autres, de rang 2. Carrefour par exemple, qui n’a pas encore signé l’accord, nie toujours avoir fait fabriquer des produits dans les ateliers de Rana Plaza.
Chaque signataire de l’accord devra donc communiquer la liste de ses fournisseurs mais aussi de ses sous-traitants de rang 1 et de rang 2. Par cet accord, nous voulons en effet que les entreprises soient tenues responsables des violations qui pourraient être perpétrées tout au long de la chaîne de production.
F24 – Quelle est la suite prévue après la date butoir du 15 mai ?
NA - À partir du 16 mai, nous allons communiquer sur la liste des signataires et surtout nous allons continuer les négociations pour finaliser l’accord, notamment à propos des questions de compensations, des montants des contributions… Dans chaque pays, les membres du réseau vont négocier avec chaque signataire. Cela va prendre plusieurs semaines.
F24 – Estimez-vous que cet accord va coûter cher aux groupes de confection mondiaux ?
NA - Honnêtement, cette question ne me préoccupe pas du tout. Ces groupes parviennent à dégager des bénéfices qui se chiffrent en milliards et ils dépensent des millions pour des campagnes de publicité. Ils doivent aussi fournir des conditions de travail dignes aux personnes qui produisent pour eux. Cela pourrait ressembler à un vœu pieux mais en une semaine, la pétition réclamant aux marques de s’engager sur cet accord a été signée par presque un million de personnes dans le monde.
Les décisions économiques doivent aussi être prises de façon à pouvoir respecter la dignité humaine. En tout cas, participer à cet accord et verser une contribution au fonds prévu pour assurer la sécurité des usines coûtera beaucoup, beaucoup moins cher que certaines campagnes de publicité comme celle d’H&M avec Beyoncé par exemple.