Parce que le harcèlement ne se résume pas à une sorte de nébuleuse sémantique, parce qu'il ne s'agit pas d'une "simple" situation d'agression, parce que le concept minimaliste opposant dos à dos bourreau et victime peut apparaître manichéen, il est nécessaire d'apporter un nouvel éclairage sur ce sujet d'actualité, laissant un gouffre juridique justement du fait d'un crucial manque de compréhension.
En ma qualité à la fois de médecin et de chercheur, mais aussi victime de harcèlement sexuel sur mon lieu de travail, j'ai tenté, à travers l'écriture d'un roman exutoire de souffrances, d'analyser les processus de cet engrenage. Ainsi, le voile pudique, voire puritain, jeté sur la problématique très complexe du harcèlement, qu'il soit moral ou sexuel (puisque le harcèlement sexuel n'est qu'une étape supplémentaire au harcèlement moral), empêche toute progression dans le discernement. Bousculer les idées reçues, transgresser certains tabous permettraient de faire bouger les lignes, sans rien ôter à la plainte légitime de la victime, qui n'a aucune part de responsabilité dans ce qu'il lui arrive. L'image d'une personnalité consentante, voire aguicheuse, qui lui colle à la peau, a suffisamment vécu.
Mais pour cela, il est nécessaire de poser un regard cru et objectif sur les sentiments ambivalents générés par cette relation ambigüe, que la victime entretient, contre son gré, avec son bourreau. Car la relation victime/bourreau non seulement n'est pas consentie, mais elle ne se tient pas sur un pied d'égalité, le harceleur étant le plus souvent un supérieur hiérarchique ou détenteur d'un certain pouvoir. La "proie", soumise à l'autorité, dominée, prise dans le filet de son prédateur et de ses pulsions irrépressibles bassement sous-corticales, se transforme malgré elle, en complice d'un "jeu" pervers. Cercle vicieux, piège inavouable, entraînant une perte de tous les repères. Acculée au cœur d'un paradoxe sans issue, la victime se retrouve ligotée entre le respect porté à son harceleur, intimidée par son charisme, sa position sociale, ses qualités professionnelles, et l'aversion ressentie envers l'homme, et la lubricité qu'il s'autorise par abus de pouvoir. Loin d'être symétrique, la relation non désirée est imposée.
Au fil du temps, la victime le devient donc doublement, allant jusqu'à minimiser, voire pardonner les excès de son bourreau, pour retourner la faute contre elle-même, demeurant sous l'emprise insidieuse d'une spirale infernale qui l'entraîne vers les affres de la dépression et de l'isolement, prisonnière de son mutisme et de son incapacité à réagir. Cette profonde ambivalence des sentiments, à l'image du syndrome de Stockholm, oscillant entre indulgence et rejet, entre absolution et dégoût, devient d'autant plus insoutenable qu'elle génère la culpabilité, qui elle-même engendre la souffrance, concrétisant la cause même, le nœud de cette terrible épreuve, dans laquelle la victime s'enferme, jusqu'à se détruire elle-même...
Mais pour autant, il s'agit d'une situation subie, infligée, jamais choisie ! Car la victime est bien réellement la victime, mais à ce stade de manipulation et de perdition mentale, elle n'en a plus conscience.
De nombreuses lectrices, victimes comme moi de harcèlement, ont plébiscité ce livre et m'ont remerciée d'avoir exprimé tout haut ce qu'elles pensaient intimement, sans jamais pouvoir le dénoncer. En me mettant en danger et sans "me faire de cadeau", comme me l'ont dit certaines, j'ai tenté de mettre à nu et décrypter tous les aspects de cette relation imposée, de décortiquer avec la plus grande lucidité et sincérité possibles, le mécanisme terrifiant du harcèlement sexuel, qui piège la victime, la conduisant parfois jusqu'à des extrêmes.
Si la seule solution de "survie" est de s'extraire des griffes de son harceleur par la fuite (au mieux, la démission, au pire, le suicide), la reconstruction psychologique, elle, est d'autant plus difficile quand la douleur reste tapie au fond de soi. Aussi est-il primordial de parvenir enfin à rompre l'omerta pour aider celles et ceux que la souffrance a isolés. Après un tel traumatisme, la reconstruction est lente et difficile et comme le dit Boris Cyrulnik, "il n'y a pas de résilience sans regard bienveillant", d'où l'importance d'être comprise, entourée et soutenue, créant un indispensable climat "d'amour-bouée de sauvetage".
Murielle Mollo est l'auteur de "Harcèlement à l'hôpital", (Marine Mazeley), Editions Glyphe, Paris 2005.