Bouleversante biographie d'Anna Barkova, écrivaine russe oubliée
Par Jean-Pierre Thibaudat | Journaliste | 02/07/2011 | 15H14
On ignorait tout ou presque de l'écrivaine russe Anna Barkova (1901-1976)
et voici que paraît une biographie qui nous révèle un être exceptionnel.
La révélation à Ivanovo
Au cours de ses recherches sur la poésie prolétarienne russe, Catherine Brémeau est amenée à séjourner à Ivanovo dans la région de Nijni-Novogrod. Là, elle fait la connaissance d'un professeur comme on en rencontre parfois en Russie, aussi dévoué qu'érudit, Léonid Tanagov. Il l'aide dans ses recherches et un jour, chez lui, le voilà qui « s'enflamme soudain » en parlant d'une certaine Anna Barkova.
Il a écrit un petit livre sur elle, lui offre. Catherine Brémeau l'ouvre dans le train du retour à Moscou, et là, elle « est immédiatement saisie » par la vie et la force poétique de cette femme née comme elle un 3 juillet. Dès lors elle n'a qu'une envie, revenir à Ivanovo, qu'elle quitte à peine, fouiller dans les archives.
Ce n'est pas la première fois que l'histoire littéraire du XXe siècle russe est chamboulée par la réapparition d'auteurs oubliés ou minorés. Au moment de la pérestroïka, l'ouverture des archives du KGB avait permis de retrouver « Moscou heureuse », un roman inédit de Andréï Platonov (né deux ans avant Barkova ) et on avait pu découvrir les versions non censurées de ses œuvres.
Plus récemment, l'œuvre de Sigismund Krzyzanowski (qui n'avait rien publié de son vivant) est apparue comme un ovni (plusieurs livres traduits chez Verdier grâce à l« obstination de Hélène Chatelain). Et voici Anna Bartova qui a séjourné dans les camps du Goulag encore plus longtemps qu'un Varlam Chalamov.
D'Ivanovo au Kremlin
Pétrie de littérature russe, les sens en éveil (amour des femmes), à seize ans elle accueille avec foi la révolution à Ivanovo. Elle fait ses débuts de journaliste débutante en travaillant occasionnellement puis régulièrement à “ Rabotchy kraï ” (le district ouvrier) journal local fondé en 1918. C'est là qu'elle publie ses premiers poèmes.
“ Ces usines écraseront notre ‘ moi ’
Nos pitoyables ‘ moi ’ d'aveugles ”
Même si déjà sa poésie est plus complexe, plus douloureuse, plus personnelle, plus écartelée (elle écrit sur la famine qui sévit au bord de la Volga), on veut voir en elle un étendard de la poésie ouvrière.
Lounatcharski, le commissaire du peuple à l'instruction, est venu à Ivanono.
“ J'admets comme parfaitement plausible l'idée que vous deviendrez la meilleure poétesse russe depuis que la littérature russe existe ” lui écrit-il.
Plus stratégiquement, remarque Catherine Brémeau, il entend fait de cette Anna là une rivale ouvrière de l'aristocratie petersbourgeoise que représente Anna Akhmatova.
Il la fait venir au Kremlin. Et là, Anna Barkova déchante. A voir les arcanes du pouvoir soviétique de trop près on s'aveugle ou on se brûle. “ Femme”, son premier recueil paraîtra en 1923. Cela sera aussi son dernier.
“Sous quel toit trouver un abri ? ”
Bien des interrogations demeurent mais toujours est-il que les relations entre le commissaire du peuple et la poétesse cessent brutalement. Elle est seule, amoureuse d'une actrice célèbre qui ne remarque pas cette jeune femme au physique peu avenant, sauvage, revêche. Et les poètes du “ proletkult ne l'aiment guère.
Lors d'une réunion seul le jeune Pasternak prendra sa défense.
‘ Sous quel toit trouver un abri ?
J'erre , de par le monde,
Fille de paysans de la Volga
Traîtres à leur fleuve frondeur. ’
Elle écrit des vers (sa poésie est aussi une biographie en acte) mais on ne la publie pas. La revue ‘ Novy mir ’ lui renvoie un récit : trop proche de Nietzche et Dostoievski (alors honni).
Elle écrit sans relâche et sans retenue sachant aussi qu'on ne la publiera pas. Elle évoque un ‘ guide aimé ’ qui ‘ sera demain le renégat ’, elle parle de son siècle :
‘ Il nous a promis des victoires
Et donné de nouveaux tyrans ’.
Il lui arrive aussi de parler un peu trop ouvertement dans des réunions publiques. On la dénonce un jour de 1934. On saisit ses cahiers de poèmes, ses notes. Des écrits qui ne réapparaîtront que 57 ans plus tard lors de l'ouverture des archives du KGB.
L'article 58 comme Chalamov et tant d'autres
On la condamne au nom du fameux article 58 dont Chalamov parle souvent (crimes contre révolutionnaires, agitation antisoviétique). Dans une étonnante lettre au directeur du NKVD, elle demande à être fusillée : plutôt une mort rapide qu'une ‘ mort lente ’. Refus. On l'envoie pour cinq ans dans un camp au Kazakhstran. Il y a pire. Elle connaîtra pire.
Dès lors, en osmose avec le parcours de son héroïne, la biographie de Gremeau devient plus introspective, c'est autant le cheminement intérieur du poète que celui de la personne Anna Barkova qu'elle s'attache à suivre pas à pas, inflexion par inflexion. Car ces années les plus dures qui commencent seront aussi les plus fécondes. Sa vraie vie, c'est la poésie. Prisonnière, elle est libre. Avec raison Grmeau cite plus d'une fois Camus.
Une première fois libérée, interdite de séjour à Moscou comme c'est la règle, voici Anna Barkova à Taganrog, à Kalouga où elle reste huit ans dans une misère noire (les anciens détenus sont mal vus, rejetés le plus souvent). Elle ressemble à une sorcière.
La guerre éclate, les allemands occupe Kalouga, les Russes les délogent, elle lit Tolstoï, Racine. On l'arrête une nouvelle fois et cette fois direction le Grand Nord, Inta. Une station sur la ligne de chemin de fer (construit par les prisonniers du Goulag) qui relie Vorkouta à Syktyvkar, la capitale de la république des Komis. A Inta on peut encore voir aujourd'hui des bâtiments du Goulag reconvertis.
L'amour d'une femme dans le Grand Nord
Sa dureté héritée de l'enfance s'est endurcie, sa laideur effraie, elle descend au fond d'elle-même. Elle fait rimer ‘ rodina ’ (la patrie) avec ‘ urodina ’ mot féminin désignant un monstre.
Elle a pleinement trouvé le tempo de sa poésie fait ‘ d'irrégularités rythmiques, une accentuation du vers plus populaire que savante, une sorte de bégaiement sur fond d'harmonie ’ écrit Brémeau. La poésie de Barkova est comme le négatif d'une Tsvetaieva.
Elle écrit plus que jamais. Et à l'abord de ses cinquante ans, connaît une passion extrême pour une codétenue.
‘ Je me jette dans l'amour comme dans le salut
De tous ces jours et ces nuits déchiquetés,
De ma mauvaise saison d'automne,
De ma terrible fin qui s'annonce. ’
Mais elle ne mourra dans un camp. La mort de Staline au printemps 1953 ouvre les portes du Goulag à beaucoup de détenus, mais Barkova ne sera libérée qu'en 1956, reconnue invalide du deuxième degré.
Libre mais anéantie, usée, sans le sou. Elle écrit :
‘ Je ne suis sur la liste ni des vivants ni des morts. Pourtant j'existe, je dors chez des gens que je connais bien, peu ou pas du tout ’.
Un ex codétenue, la débrouillarde Valentina Sanaguina, va un peu alléger le poids de sa vie. Incroyable mais vrai, alors que l'on parle de ‘ dégel ’, en 1958 les deux femmes sont à nouveau condamnées : dix ans de camp suivis de cinq ans de privation des droits. Anna Barkova a 57 ans.
On les libère en 1965. Soutenue par les écrivains Fédine et Tvardovski Anna est cette fois pleinement réhabilitée. L'Union des écrivains lui octroie une allocation, à 65 ans elle revient enfin à Moscou.
‘J'avance, étrangère à moi-même’
Ses dernières années ressemblent à celle d'un Chalamov qui planquait du pain sous son oreiller comme au camp. Elle vit dans un appartement communautaire, entourée de livres. Une vieille femme pas commode. Elle voit dans l'araignée une amie, elle revient sans cesse en pensée et dans ses mots à ses années innombrables de camp, elle est à elle-même son propre fantôme.
‘ J'avance étrangère à moi-même
Arrivant au bout du chemin
Je me cherche, aux aguets, j'attends
Sans réussir à me trouver ’
Anna Barkova meurt le 29 avril 1976, deux bons mois encore et elle aurait eu 75 ans. On se réunit après l'enterrement. Des femmes surtout. Parmi elles, des anciennes détenues qui se mettent à réciter ses poèmes appris par cœur et que les autres autour ignoraient. Alors on débarrasse la table des victuailles, on sort des feuilles de papier et chacun copie ces poèmes ainsi sauvées de l'oubli par la mémoire humaine.
Un premier recueil paraîtra, quatorze ans après sa mort, à Ivanovo, sa ville natale. Aujourd'hui la biographie de Catherine Brémeau préfacée par la grande poétesse Olga Sedakova, est traduite en russe. Espérons qu'un jour on puisse lire en traduction française un volume conséquent de textes - journal, récits et poésies- de cette désormais digne figure de la littérature russe du XXe siècle.