Beaucoup d'Occidentaux cherchent à comprendre deux conduites apparemment aberrantes, celle du Hamas et d'Israël, qu'un ami journaliste m'a aussi formulées : « D'un côté, le Hamas organise le martyre de son peuple pour gagner cyniquement en crédit diplomatique ; de l'autre, Israël assume des carnages indéfendables qui lui font perdre ce même crédit. » Une denrée pourtant précaire et périssable, mais tout de même : « Pourquoi Israël se moque à ce point des opinions occidentales, y compris américaine ? »
La réponse à ces questions est simple, et si beaucoup ne la trouvent pas, c'est qu'ils ont peur de la trouver. Mais oui, ça existe, la peur de comprendre, la peur d'aller aux racines, aux causes premières, aux origines ; c'est grâce à cette peur qu'on peut se fabriquer des bulles de néoréalité, où l'on peut vivre tranquille avec un discours formaté, à base de déni, quand la vraie réalité fait irruption.
La réponse est donc simple : Israël et le Hamas travaillent dans le temps long, très long, au point qu'il frôle le temps immobile de l'éternité. Plus concrètement, le Hamas met en acte un principe radical de l'islam (ou un principe de l'islam radical), qui est le credo : pas de souveraineté pour les juifs, jamais, à aucun prix. Donc, s'il a de bons projectiles à leur envoyer pour perturber cette souveraineté, il y va ; ne faisant ainsi que prolonger une longue tradition où, en terre d'Islam, les juifs étaient tolérés (moyennant impôt spécial très lourd), avec, de temps à autre, un jet de violence contre eux, avec des pierres, des coups de sabre ou des balles. Ce fut le cas jusqu'à l'arrivée des Occidentaux, qui ont d'abord laissé faire, puis ont rendu plus ou moins désuètes ces coutumes. Cela aussi, on a peur de le comprendre : les colonialistes, en même temps que leur injustice, auraient élevé la dignité dans ces pays ? Impossible. Cela remet en cause trop d'idées, notamment la culpabilité occidentale - de façade, bien sûr - envers l'islam, et cela obligerait à admettre que la vindicte antijuive y est un des fondamentaux. Ça va donc chercher loin, trop loin. Or, le Hamas ne fait que mettre en actes cette vindicte, en quoi il fait vibrer un des réflexes les plus profonds des masses musulmanes, réflexe légèrement perturbé par leurs révolutions récentes où la vie voudrait prendre le dessus. En tout cas, cela explique qu'il tire ces projectiles, peu importe qu'ils fassent mouche ou non, le fait de les tirer exprime pour lui l'essentiel.
Côté Israël, c'est aussi du temps long : celui de l'existence, avec souveraineté et dignité. Cet Etat, semble-t-il, refuse d'offrir aux siens la même chose que leur condition en terre d'Islam : encaisser des coups sans pouvoir répliquer. Donc il réplique, sans prendre en compte les conséquences proches - les carnages - et lointaines, leur effet sur les opinions occidentales dont il sait par expérience, ou par l'histoire séculaire, que calomnier les juifs n'est pas pour elles une nouveauté. Les juifs tueurs d'enfants, c'est une très vieille accusation. Certes, du point de vue occidental implicite, Israël aurait dû encaisser les coups sans répondre et supplier les chancelleries d'Europe et d'Amérique d'intervenir, de « [nous]protéger, parce que les méchants islamistes [nous] veulent du mal ». Et ça lui est impossible : pour lui, vingt siècles d'histoire (où le monde chrétien et laïc n'a pas beaucoup intercédé) rendent absurde cette hypothèse et il se sait seul.
L'embargo est compliqué. Simple exemple, le béton : comment ne pas le laisser entrer pour rebâtir ? Et, en même temps, il servira à rebâtir les tunnels. Pour Israël, c'est un symbole de la stratégie du Hamas : frapper « les juifs » d'une façon telle qu'ils ne puissent pas répliquer sans s'aliéner la sympathie occidentale.
Si l'embargo est levé, Gaza lancerait plus commodément des fusées sur « les juifs », pour célébrer, de temps à autre, le credo basique. Il y aura donc la paix le jour où ce credo sera déclaré obsolète ; ce qui mettrait fin aussi aux attaques antijuives en Europe, en France par exemple, où elles sont un camouflet pour le pouvoir, un démenti à ses beaux discours contre l'antisémitisme.
Maintenant, quelques questions : imaginez-vous des instances islamiques, même modérées, dénoncer ce credo ? Ce serait déjà le reconnaître ; or, en Europe, le seul fait de l'évoquer passe pour un acte « islamophobe ». Imaginez-vous un Etat juif vivant sa souveraineté sous des gifles récurrentes ? Imaginez-vous le Hamas négociant avec cet Etat la paix ? Ce serait déjà le reconnaître ; or, cela contredit le credo, et le rituel de sa mise en actes. Vous avez donc le temps de réfléchir, et de remanier votre approche des juifs et des musulmans, au risque de dures remises en question.
* Daniel Sibony est écrivain et psychanalyste, auteur de Proche-Orient. Psychanalyse d'un conflit (Seuil)et Islam, phobie, culpabilité (Odile Jacob).