Dernière modification : 11/07/2013
Quand les Cairotes s'interrogent sur le retour "miraculeux" de l'essence
C'est l'un des premiers changements concrets observés depuis la destitution de Mohamed Morsi : les queues aux pompes à essence et les coupures d’électricité semblent s’être évaporées. Comme par enchantement. De quoi alimenter les spéculations...
"Depuis la minute où Mohamed Morsi est parti, il y a de l’essence dans les stations services. Depuis cette minute-là, tout va bien !" Anour Saïd, chauffeur d’un taxi où il vient d’entasser sa famille, exulte. À ses côtés, sa femme appuie chacun de ses propos. "Pendant un an, la vie a été très difficile. Il y avait des coupures d’eau, d’électricité et pas de carburant... Mais maintenant tout est revenu à la normale."
Depuis la destitution du président Mohamed Morsi par l’armée le 3 juillet, les impressionnantes files de voiture qui encombraient jusqu’ici les stations-services du Caire se sont effectivement volatilisées. Achraf Hader, gérant d’une petite station située près de la gare Ramsès, confirme le changement. "Avant les manifestations du 30 juin, je devais envoyer deux employés négocier toute la nuit pour que l’on soit approvisionné, et ça ne marchait pas toujours. Ce soir, mes deux pompes sont pleines. Et la compagnie m’a appelé pour savoir si j’en voulais davantage !"
"Les baguettes magiques n’existent pas !"
Achraf Hader ne sait comment expliquer ce retournement de situation. "C’est la question que tout le monde se pose", s’amuse-t-il. Yasser Mohamed Abdel Ghani, un chauffeur de taxi, a lui une théorie. "Des membres du régime de Mohamed Morsi ont provoqué cette pénurie d’essence pour empêcher les Égyptiens d’aller manifester le 30 juin. Mais ça n’a pas fonctionné. Nous avons garé nos voitures et marché pendant des kilomètres pour rejoindre les lieux de rassemblement et crier notre colère."
"Les baguettes magiques n’existent pas, poursuit-il. Si le carburant est revenu tout à coup, c’est qu’il n’y avait pas de pénurie auparavant. Mais les fournisseurs ne livraient pas les stations-services. C’est le seul raisonnement logique."
Ce raisonnement, pourtant, ne convainc pas tout le monde. Pour les partisans du président déchu, le retour de l’essence et de l’électricité conforte au contraire la thèse d’un complot orchestré par les membres de l’ancien régime, les libéraux et l’armée. Ces forces auraient provoqué ces crises pour faire monter le mécontentement à l’encontre du régime des Frères musulmans.
"Différents cercles au sein de l’État […] ont participé à créer cette crise du carburant, affirme par exemple Nasser El-Farash, porte-parole du ministère de l’Approvisionnement et du Commerce intérieur sous Mohamed Morsi, au quotidien américain "The New York Times". Ils préparaient le coup d’État."
Les frustrations économiques et sociales ont bien nourri la mobilisation massive autour de la campagne Tamarod, puis dans la rue le 30 juin. Au-delà des revendications politiques, de nombreux Égyptiens réclamaient ce jour-là de l’essence, de l’électricité, mais aussi du pain ou un emploi. Déjà désastreuse, la situation économique du pays s’est encore détériorée après l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans.
Mauvaise gestion et panique
Ce retour miraculeux de l’essence dans les pompes illustre-t-il l’incompétence du gouvernement dominé par les islamistes ? Ou prouve-t-il, comme l’écrit le "New York Times", que "des légions de membres de l’ancien régime semblent avoir joué - délibérément ou non - un rôle significatif dans la dégradation du niveau de vie à l’époque de Mohamed Morsi" ? Ou peut-être les 9,2 milliards d’euros d’aide promis par les pays du Golfe sont-ils tombés dès la semaine dernière, comme l’affirment certains, dans les caisses des nouvelles autorités, permettant au pouvoir d’accroître les importations de gaz ?
L’absence de files d’attente ne s’explique-t-elle pas plus simplement par un retour à la confiance des automobilistes, après un mouvement de panique à la veille du 30 juin ? Et par le fait que la circulation ait été pendant plusieurs jours considérablement réduite alors que des millions de gens manifestaient à pied, et, donc, ne consommaient ni eau ni électricité ?
"Les versions des pro et anti-Morsi sont motivées politiquement et il est difficile de distinguer le vrai du faux, constate Ahmed Gamal, directeur du Forum de recherche économique au Caire. On sait toutefois que l’économie égyptienne manque de devises étrangères en raison de la chute du tourisme et des investissements. Cela peut contraindre à limiter les importations de certains produits énergétiques [le carburant utilisé par les voitures est toutefois raffiné localement, ndlr] et expliquer ces problèmes."
Pour Farah Halime, responsable du blog Rebel Economy, les queues devant les pompes à essence peuvent s’expliquer par la combinaison d’une mauvaise gestion et d’un effet de panique. Suspendus depuis des semaines à la date du 30 juin, qui promettait au minimum une période d’incertitude politique, beaucoup de Cairotes avaient, par exemple, fait des réserves de nourriture ou même d’argent. "Savoir qu’il y a une pénurie de carburant pousse toujours les gens à essayer de faire le plein", ajoute Farah Halime.
"Il y a eu des pénuries avant, il y en aura de nouvelles"
Cette spécialiste en économie doute en revanche de la véracité de la thèse défendue par les Frères musulmans. "Organiser les pénuries aurait vraiment nécessité beaucoup d’efforts. Si ces affirmations se vérifient, c’est très inquiétant. Cela signifie que tout un groupe de personnes est responsable des difficultés qu’a connues le pays."
Quelle que soit l’explication la plus vraisemblable, les Égyptiens se sont sans doute réjouis un peu trop vite. Moins de dix jours après l’arrestation de Mohamed Morsi, des files d’attente aux stations-services ont déjà été signalées à Béni Suef, en Haute-Égypte. Et certains quartiers du Caire ont été temporairement privés d’électricité.
Pour les experts, la crise énergétique en Égypte est loin d’être résolue. Le secteur souffre d’infrastructures vieillissantes mais surtout d’un système de subventions coûteux. Celles destinées aux produits énergétiques représentent 6 % du PIB et 70 % de l’ensemble des subventions, selon le Centre de recherche français en économie internationale (Cepii). Elles bénéficient, en outre, principalement aux plus riches et aux entreprises, ce qui provoque gaspillage, marché noir et pénuries.
"L’Égypte achète son énergie très chère et la revend à très bas prix, résume Farah Halime. Cela fonctionnait à peu près avant la révolution de 2011 mais c’est maintenant intenable. Il y a eu des pénuries avant, il y en aura de nouvelles. Il est très dangereux de dire que la crise énergétique est résolue."