Dans la petite foule qui débarque de la "chaloupe" de Dakar sous un soleil d'acier, on les distingue facilement des Sénégalais : smartphone dernier cri brandi pour tout photographier, sac à dos de touriste chargé d'eau minérale et surtout visage grave qui tranche avec la bonne humeur ambiante. A l'instar de Barack Obama qui, avec son épouse et leurs enfants, devait visiter, jeudi 27 juin, l'île symbole de la traite négrière, les Noirs américains abordent Gorée en pèlerins. Ces derniers jours, ils sont pourtant moins nombreux que les malabars à verres fumés et cheveux ras des services de sécurité américains venus inspecter les ruelles débordantes de bougainvillées que doit emprunter le président.
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"Certains visiteurs font des libations à leur arrivée. Ils forment un cercle et ferment les yeux, versent du lait et de la bière sur le sable, raconte un témoin sénégalais. Ils pensent être arrivés chez eux. C'est un moment d'intense émotion." Une émotion souvent partagée par les autochtones dans un mélange de respect et d'incompréhension. "Un jour, une Américaine m'est tombée dans les bras. Elle disait que j'étais le portrait de sa soeur et était persuadée que nous étions parents, raconte Kine Diop, une vendeuse de souvenirs de Gorée. Elle n'arrivait plus à me quitter. J'ai fini par pleurer avec elle." Thyonne Gordon, qui conduit le voyage pédagogique au Sénégal de vingt jeunes des quartiers difficiles de Los Angeles, insiste sur leur "immense fierté" : "Ils ont compris que nos ancêtres passés par ici ont ensuite contribué à construire les Etats-Unis."
Sur le livre d'or de la Maison des esclaves, le clou absolu de la visite de l'île, Bridgit, une Noire américaine, a écrit en anglais : "Préservons ce monument qui nous rappelle que nous venons de si loin", avant d'assortir sa signature de la mention : "Africaine pour toujours."
LES "BLACK HERITAGE TOURS" FONT FLORÈS EN AFRIQUE DE L'OUEST
Le lieu, que Bill Clinton, George Bush, Jean Paul II ou Nelson Mandela ont honoré avant Barack Obama, a sans doute joué un rôle mineur dans la traite transatlantique, mais il a acquis une notoriété internationale grâce à l'éloquence de Joseph Ndiaye. Cet ancien combattant de la seconde guerre mondiale, qui a inspiré le film de Rachid Bouchareb Little Senegal, y fut conservateur et guide pendant quarante ans, jusqu'à sa mort en 2009. Il fit frémir des générations de touristes dans les ténèbres du couloir qui débouche directement sur l'Atlantique par une ouverture baptisée "porte du voyage sans retour".
"Gorée a été érigée en mémorial au moment de l'indépendance, lorsque les discours magnifiaient l'unité africaine contre le colonialisme, explique l'historien Ibrahima Thioub, directeur du Centre africain de recherches sur les traites et l'esclavage de Dakar. Plutôt que de choisir un lieu situé à l'intérieur du pays, là où des élites africaines ont capturé des paysans pour les vendre, ce qui aurait affiché la fracture entre Africains, on a préféré Gorée, un lieu de "rencontre" avec les Européens, quitte à oublier que les esclaves ne tombaient pas du ciel."
Un quart des 42 millions de Noirs américains d'aujourd'hui ont des ancêtres déportés depuis les côtes du Sénégal et de la Gambie. C'est dire l'importance que revêt l'Afrique de l'Ouest francophone pour le secteur du tourisme mémoriel américain – les "Black Heritage Tours" y font florès –, mais aussi pour les recherches généalogiques que des milliers d'Africains américains effectuent grâce à des tests ADN.
Si beaucoup de Noirs sont partis à la recherche de leurs racines africaines dès la fin des années 1970 après le succès du feuilleton "Roots", les promesses affichées par la génétique ont transformé cet engouement en marché prospère et en phénomène de société dans un pays où presque chaque habitant vient d'ailleurs. Pour 100 à 900 dollars, des dizaines de sociétés exploitent cette obsession des origines. Il suffit de frotter un coton-tige dans sa cavité buccale, de l'expédier sous enveloppe par la poste, pour que Family Tree DNA ou 23andMe (en référence à nos 23 paires de chromosomes), après analyse, vous indique quel pourcentage de sang européen ou asiatique coule dans vos veines. Aux Africains américains, les mêmes firmes se font fort de préciser l'ethnie d'origine, à la fois en lignée maternelle et paternelle depuis cinq siècles.
UNE MODE POPULARISÉE PAR LES STARS AFRO-AMÉRICAINES
"L'esclavage avait systématiquement effacé cette connaissance. L'ADN élucide un mystère douloureux dont recherchaient le secret de façon obsessionnelle, celui de leur identité", s'enthousiasme Henry Louis Gates Jr, professeur à Harvard et célébrité des études afro-américaines. Soudain, nos ancêtres sortent de l'abstraction. Ils étaient ghanéens, nigérians, sénégalais, et nous pouvons enfin leur donner un visage !" Le professeur reconnaît en riant qu'il n'est "pas absolument objectif" pour parler des tests ADN parce qu'il est... actionnaire d'African DNA, une des sociétés qui les commercialisent. Mais en tant qu'universitaire, il estime que ces analyses génétiques "permettent aux Africains américains de renverser symboliquement" les stigmates de la traite en "renouant avec leur patrimoine africain".
Henry Louis Gates est devenu un pape dans ce domaine en produisant la série télévisée "Finding Your Roots" diffusée sur la chaîne publique PBS. Chaque documentaire conduit le téléspectateur à la recherche des racines de célébrités. Regardée en 2012 par 24,9 millions d'Américains, elle a contribué à populariser la démarche. L'actrice Whoopi Goldberg y a découvert ses origines papels et bayotes, deux tribus bissau-guinéennes ; le cinéaste Spike Lee peut prétendre désormais que ses ancêtres vivaient au Cameroun et au Niger. Quant à l'animatrice Oprah Winfrey, très populaire en Afrique du Sud, on lui a trouvé une ascendance zouloue, avant que des historiens sud-africains rappellent que cette tribu n'avait probablement pas connu l'esclavage vers l'Amérique du Nord. Un test postérieur l'a prudemment rattachée au groupe ethnique Kpelle du Liberia.
"Si tant de Noirs américains sont prêts à investir autant de ressources matérielles et symboliques pour se relier à un territoire, c'est que, plus d'un siècle après les abolitions, les sociétés n'ont toujours pas trouvé la thérapie pour guérir ce traumatisme", constate Ibrahima Thioub. L'historien sénégalais en a pris conscience lorsqu'une collègue noire de La Nouvelle-Orléans lui a confié un souvenir scolaire : tous les enfants se définissaient par leur origine – irlandaise, allemande, voire kényane si leurs parents avaient émigré – sauf elle, dont l'identité passait seulement par la couleur de sa peau.
Pourtant, le professeur Thioub se dit "mal à l'aise devant pareille utilisation de la génétique en histoire". "Toutes les sociétés atlantiques – africaine, américaine ou européenne – sont des victoires du métissage, estime-t-il. En enfermant les gens dans des catégories, on nie cette réalité. Cela revient à prétendre que les Wolofs ou les Bretons ont été créés à côté des souris et des chameaux, une fois pour toutes, sans jamais subir de modification. C'est anti-darwinien !"
Souvent critiqué sur ce point, Henry Louis Gates a une riposte toute prête : "Contrairement à ce que j'imaginais, les Africains américains sont moins intéressés par leur ascendance tribale que par leur degré de mélange ethnique. La complexité géographique de leur identité les fascine." Lui-même n'a-t-il pas appris qu'il était 50 % africain et 50 % européen ? "Nous avons établi qu'un tiers d'entre nous descend d'un homme blanc . Tout le monde est mélangé. Qui peut penser que le "gène" de la culture wolof se transmet ?"
LES OBAMA ONT FAIT PARLER LEUR ADN
Aux Etats-Unis même, la mode des tests ADN fait l'objet de vives critiques. Les témoignages faisant état de résultats aberrants rectifiés après saisine du service après-vente fleurissent sur l'Internet. "Les tests génétiques vendus directement aux consommateurs tombent dans un vide juridique et ne font pas l'objet de contrôles suffisants (...) pour assurer la qualité et l'interprétation des informations vendues", estiment un groupe d'universitaires dans la revue Science.
Les tests consistent à comparer l'ADN des Afro-Américains avec celui contenu dans des bases de données génétiques recueillies en Afrique. La taille des échantillons est trop restreinte, et les filiations trop complexes pour pouvoir rattacher un individu à un groupe ethnique spécifique, arguent des scientifiques. Commandée par le marketing, la référence obligée à ces ethnies contribue à les figer, comme si ces ensembles humains étaient restés immuables au cours des siècles.
Sans compter que le sentiment identitaire est loin de pouvoir se réduire à un diagnostic sorti d'une éprouvette. L'écrivaine américaine Saidiya Hartman, partie au Ghana à la recherche des ancêtres qui la hantaient, a raconté sa souffrance de ne pas pouvoir partager avec les Africains sa relation intime avec l'histoire de la traite. "Je ne me suis jamais autant senti américaine qu'au Ghana, a-t-elle rapporté. Les Ghanéens plaisantent à propos de l'esclavage. C'est incroyablement bizarre." Elle dit s'être libérée du "mythe de l'Afrique comme mère idéale".
Personne ne sait, au-delà de l'extraordinaire symbole, quels sentiments animent le premier président américain noir et son épouse Michelle au moment où ils entreprennent, à leur tour, le pèlerinage de Gorée. Pour eux aussi, l'ADN conjugué à un travail d'archives a déjà parlé, révélant deux formidables histoires américaines : l'un des ancêtres de Michelle, côté maternel, est un mulâtre né de l'union, volontaire ou contrainte, d'une esclave noire et de son maître ou de l'un de ses fils.
Quant à Barack Obama, d'origine kényane par son père et censé ne pas descendre d'une lignée d'esclaves, il compterait parmi ses ancêtres un certain John Punch, esclave rebelle ayant vécu en Virginie au XVIIe siècle. La société Ancestry.com qui, en juillet 2012, a affirmé l'avoir établi, n'a pas fait les choses à moitié : selon elle, John Punch serait un ascendant de Stanley Ann Dunham, la mère du président. Ainsi, Barack Obama serait issu d'un esclave noir par sa mère, une femme blanche.