Les instances dirigeantes des entreprises restent masculines
À Egalia, une crèche dans le centre de Stockholm à deux pas du Musée Nobel, les enfants jouent avec des poupées de mousse qui ne sont ni des petites filles ni des petits garçons. Leurs cheveux sont courts et leur corps recouvert d’un simple velours beige. « Elles ne sont pas habillées afin d’éviter toute indication de genre, féminin ou masculin, explique Anders, puériculteur. En revanche, leurs traits expriment des sentiments, celle-ci, c’est la colère, celle-là, la surprise. »
L’apparence des peluches, les couleurs des vêtements, les illustrations des livres… Ces détails n’en sont pas à Egalia. Quand, dans les années 1990, elle a fondé cette crèche au nom de conte de fées, Lotta Rajalin s’est donné une mission : vider l’éducation des enfants en bas âge de tous les stéréotypes liés au genre, afin que s’exprime librement leur individualité. « Nous voulons que les enfants ressentent ce qu’ils veulent et sachent qu’il n’existe pas certaines activités réservées aux garçons et d’autres, aux filles » , explique cette quinquagénaire au style unisexe – tee-shirt et baskets blancs, pantalon kaki.
Alors, pour que ces demoiselles ne se sentent pas interdites de ballon quand une partie de foot s’annonce, Anders n’appelle pas « les garçons », mais « les enfants ». Et si le petit Lars a un chagrin, il ne s’entendra pas dire qu’il doit sécher ses larmes « parce qu’il est un homme ».
L’égalité des genres, un principe fondamental
Qu’Egalia soit une expérience suédoise ne doit rien au hasard. Avec ses neuf millions d’habitants, le royaume scandinave est le champion mondial de la parité entre hommes et femmes. L’histoire est ancienne. Le Riksdag, le parlement, a accueilli ses premières députées en 1922. Quant à l’Église luthérienne, elle a pour la première fois ordonné une femme évêque en 1997.
Sources de fierté nationale, de telles étapes sont nombreuses dans les annales de la Suède et toujours plus précoces que chez ses voisins européens. Aucune parcelle de la société n’échappe à la préoccupation de l’égalité entre les genres, qui trouve ses racines dans la conviction partagée que rien ne doit être impossible pour l’individu, quel que soit son sexe : le marché du travail (70 % des femmes ont une activité professionnelle), l’entreprise et l’école, où l’élaboration de plans pour l’égalité est obligatoire, le gouvernement, où la moitié des ministres sont des femmes…
Ni garçon ni fille, est-ce réel ?
L’application du principe peut se faire à la lettre. En janvier dernier, Olika, une maison d’édition d’ouvrages pour la jeunesse, a publié un livre illustré pour les 3-6 ans dont le héros, Kivi, est un drôle de petit bonhomme. Vêtu d’un pyjama à rayures vertes et blanches et affublé de grosses lunettes rouges, ce n’est ni un petit garçon ni une petite fille. « Hen », le pronom qui le désigne, est neutre. L’auteur a ressorti des tiroirs ce vocable inusité, créé dans les années 1960 par un journaliste. « Si c’était un garçon, les petites filles se diraient “Je ne peux pas être Kivi”, et inversement », explique l’éditrice, Marie Tomicic.
Au royaume de l’égalité, ce livre qui s’est bien vendu – 3 000 exemplaires en six mois, niveau que les publications d’Olika atteignent en deux ans en général – a déclenché une polémique. Les défenseurs de Kivi ont salué une initiative progressiste. Ses détracteurs, eux, ont souligné le risque de plonger les enfants dans la confusion et dénoncé un artifice masquant les inégalités persistantes qui se jouent sur d’autres terrains.
Une parité incomplète en pratique
C’est que malgré ses nombreuses médailles, la Suède n’a pas encore remporté toutes les batailles. À la tête des grandes entreprises, les femmes sont encore minoritaires. D’après les chiffres de la Fondation AllBright, qui promeut la féminisation des instances dirigeantes, seulement 3,9 % des conseils d’administration des 250 sociétés cotées comptent entre 40 % et 50 % de femmes. La majorité d’entre eux – 32,3 % – comptent moins de 20 % de femmes.
« L’idée selon laquelle les femmes n’ont pas assez de temps pour se consacrer à leur métier est la cause principale du problème » , indique Lenita Freidenvall, secrétaire de la commission du travail au Parlement. Le congé parental est aussi une explication. D’une durée de 480 jours, rémunéré à hauteur de 80 % du salaire – dans la limite de 46 000 € annuels –, il peut être pris tant par le père que la mère, la loi interdisant toutefois que l’un ou l’autre utilise plus de 420 jours.
Mais si la règle permet un partage équitable, la pratique est autre. En 2009, les hommes ne s’accordaient que 22 % du congé auquel ils ont droit. Pour Lenita Freidenvall, la raison tient à l’inégalité des salaires, ceux des femmes étant en moyenne de 15 % inférieurs à ceux des hommes. « L’argument le plus utilisé, c’est que les parents ne peuvent pas se permettre financièrement que Monsieur reste à la maison », explique-t-elle.
L’Etat réticent à légiférer
La solution pour s’extirper de ce cercle vicieux – les différences de rémunération entretiennent l’inégale répartition du congé parental, et inversement – pourrait consister à imposer un congé strictement équitable. Ancien, le débat a cours, mais les partis politiques sont divisés, y compris en leur sein. « La conviction selon laquelle l’État ne doit pas dire aux individus ce qu’ils doivent faire est très forte » , explique Anita Nyberg, professeur à l’université de Stockholm et spécialiste des questions de genre.
Selon le même principe, l’idée d’imposer des quotas de femmes dans les conseils d’administration ne prend pas. « Nous y sommes opposés car nous croyons au mérite, dit Rebecca Lucander, directrice générale de la Fondation AllBright. La responsabilité de féminiser les instances dirigeantes n’appartient pas aux politiques, mais à la base. » Entre individualisme et parité, la Suède refuse de choisir.
------------------------------------------
Congé parental et marché du travail
Le congé de maternité est ancien en Suède, datant de 1901 . En 1974, il est devenu parental, le père et la mère pouvant le partager à leur guise. La répartition n’étant pas équitable, l’obligation pour le père et la mère de prendre un mois de congé parental a été introduite en 1995. En 2002, la durée a été portée à deux mois. Les hommes utilisaient 22 % de leur congé parental en 2009, contre 6 % vingt ans plus tôt.
Les femmes sont presque aussi nombreuses que les hommes sur le marché du travail (70 % contre 75 %) . La moitié d’entre elles travaillent dans le secteur public, contre un quart pour les hommes. Le taux d’emploi des mères d’enfants de moins de 6 ans est le plus élevé de l’Union européenne (81 %). Les Suédoises réalisent 60 % du travail domestique, contre 80 % pour les Françaises, et assurent 60 % des tâches liées à l’éducation des enfants.